Le 16 avril 1941, à Paris, le général Rollet rendait son dernier soupir. Le 15 avril prochain, à Puyloubier, sur sa tombe, puis à Aubagne, nous rendrons hommage à sa mémoire quatre-vingt-quatre ans après sa disparition. Mais davantage que de passé et de souvenir, c'est d’actualité et d’avenir dont il faut parler quand on évoque le personnage.
Il semble intéressant de mettre sous les feux de la rampe un homme exceptionnel, « premier légionnaire de France » : le général Paul Frédéric Rollet, chef de corps du célèbre RMLE tout au long de ce premier conflit mondial.
Tout commence en 1875, année qui a vu naître Paul-Frédéric Rollet. Son père, affecté au 46e Régiment d’infanterie de ligne à Auxerre, est capitaine, grade attribué en 1871 à titre exceptionnel en raison de son comportement durant la guerre de 1870-71. Nul doute que l’influence de son père — pour lequel il nourrissait une véritable vénération — l’a conduit tout naturellement à choisir le métier des armes.
Une deuxième approche paraît intéressante aussi : le fait que plusieurs fois, il s’est retrouvé sous les ordres du célèbre commandant Brunsa ux, dont l’effigie, coiffée d’un casque colonial type Madagascar ou Dahomey, est l’un des barbus, sentinelles géantes qui gardent notre monument aux morts à Aubagne.
Enfin, au cours de ses multiples affectations, tant à Madagascar qu’en Algérie et au Maroc, il rencontra celui qui devait devenir un de ses amis : Louis-Hubert-Gonzalve Lyautey. Tous les gens qui ont eu le privilège de côtoyer le maréchal Lyautey ne pouvaient rester indifférents au contact de cet homme exceptionnel, doté d’un réel pouvoir et d’un charisme hors du commun. Le jeune lieutenant Rollet ne pouvait avoir de meilleur exemple que cet officier au caractère remarquable.
Peu de temps après son entrée dans le corps des officiers, le lieutenant Lyautey avait montré sa forte personnalité en publiant audacieusement, en 1891 dans la Revue des Deux Mondes, Le rôle social de l’officier, dans lequel il faisait connaître sa conception humaniste de l’armée. Ce texte bouleversa le monde militaire et civil de l’époque et influença toute une génération d’officiers.
Cependant, pour ce qui est de l’action sociale du général Rollet, ce n’est qu’à partir de 1925, lorsqu’il est chef de corps du 1er Régiment étranger d’infanterie, que se fait ressentir une réelle nécessité d’organiser « l’après-Légion » des légionnaires rendus à la vie civile. C’est pour lui une vraie prise de responsabilité : l’inexistence d’une action sociale légionnaire lui apparaît comme un vide.
Un constat simple s’offre à nous. Il suffit d’ouvrir le fameux Livre d’or de la Légion étrangère de 1931 : il comprend très exactement 374 pages, et seules deux d’entre elles sont réservées aux « œuvres d’entraide et d’assistance, sociétés d’anciens légionnaires » — la FSALE de l’époque — et encore, en y retirant le superflu et l’inutile, très peu se présente pour l’action sociale.
Bien entendu, il existait le « Centre de repos d’Arzew », qui durera d’ailleurs 34 ans, celui de Salé au Maroc, un « centre d’hébergement » de 20 lits à Marseille, au 21 rue des Treize Escaliers, et en 1933, la maison de retraite d’Auriol dite « le petit village international de la Vède ». Bien entendu aussi que de nombreux libérés restaient en Algérie ou au Maroc. Mais avec un effectif de plus de vingt-deux mille hommes, la Légion « lâchait » chaque mois sur le port de Marseille près d’une centaine de nouveaux « anciens légionnaires », qui se retrouvaient livrés à eux-mêmes...
Lorsqu’éclate, en 1929, la crise économique mondiale, une incontrôlable vague de chômage déferle sur l’Europe. Cette situation ne pouvait qu’aggraver celle des légionnaires rendus à la vie civile.
Pour mieux appréhender les répercussions de cette débâcle mondiale sur la vie des anciens légionnaires en France métropolitaine, le général Rollet demande en 1932 au capitaine Rollin, patron du service des immatriculations de la Légion à Marseille, de faire une étude minutieuse et sans concession sur les conditions dans lesquelles s’effectue le retour à la vie civile des légionnaires — et surtout sur les améliorations possibles à y apporter.
Entretenant d’étroites relations avec les amicales, le capitaine Rollin s’acquitte de sa mission et rend compte, peu de temps après, au général, du résultat de ses investigations : le constat qui en résulte est des plus sévères — et surtout sans appel ! C’est celui d’un horrible parcours du combattant que constituent les formalités administratives pour des étrangers qui n’ont pas connaissance de leurs droits, qui maîtrisent mal la langue française et qui ne savent où ni à qui s’adresser.
Une évidence s’imposait : le grand besoin pour les libérés d’être soutenus. Seuls, ils ne pouvaient — et ne savaient — bénéficier de leurs droits.
Le général était persuadé que la Légion ne pouvait continuer à se désintéresser du sort de ses anciens serviteurs, d’autant qu’il était convaincu que porter une aide conséquente aux anciens se répercuterait sur le moral des légionnaires en service, qui verraient avec soulagement l’occasion de ne plus penser avec appréhension au moment de leur départ de la Légion. C’est aussi cela, précisait-il, l’esprit de famille légionnaire.
Ces hommes, déchargés de leur service légionnaire, ne comprenaient pas qu’ils ne puissent trouver, à leur libération, une aide officielle organisée, dans un pays à la grandeur duquel ils avaient donné de leur temps — au moins cinq ans de jeunesse — pour une vie très dure, payant, souvent, au prix fort de leur sang versé.
Dans le mensuel La Légion étrangère en 1931, un ancien adjudant s’exprime en ces termes :
« Dois-je mendier dans la rue, moi, ancien légionnaire avec 11 ans de service, médaillé militaire, ou me laisser arrêter pour vagabondage, puis reconduire à la frontière entre deux gendarmes, ou bien dois-je me suicider ? »
Conscient de la gravité de la situation, le général décide d’appliquer son axe d’effort, dans un premier temps, sur les objectifs suivants :
- Souci de donner aux retraités et réformés les moyens d’une nouvelle existence à l’abri de la misère ;
- Maintenir « l’esprit Légion » entre les anciens en créant des liens qui les attachent à la famille légionnaire ;
- Meilleur passage de la vie militaire à la vie civile.
L’entraide légionnaire
L’entraide légionnaire était devenue, pour le général, une priorité. Il fallait défendre et appliquer l’idée que le « libéré » puisse trouver du travail — élément indispensable à sa bonne intégration dans un milieu civil sans concession, d’autant plus que celui-ci connaissait une crise économique sans précédent.
Cependant, cette œuvre d’entraide s’avéra d’emblée plus complexe à organiser que prévu. La première des difficultés — et non des moindres — était de réunir les fonds nécessaires, sans lesquels aucune action sociale n’est possible.
Le capitaine Rollin, concluant une seconde étude, estimait que l’action sociale ne pouvait perdurer que si :
- elle devenait une mission prioritaire ;
- et surtout, qu’elle devait être totalement indépendante des amicales et sociétés d’anciens légionnaires, qui n’arrivaient pas à se fédérer, se concurrençaient maladroitement, et surtout, n’arrivaient pas à s’organiser.
Fort de ce constat, le fil conducteur qui guida le général se concrétisa par les actions suivantes :
- Procurer un travail avec contrat d’embauche ;
- Orienter ceux qui ne veulent pas se fixer en région marseillaise ;
- Maintenir le contact avec tous les anciens légionnaires ;
- Offrir un refuge aux retraités et réformés ;
- Créer des points d’accueil pour les formalités administratives à Marseille et à Paris ;
- Étudier les modifications à apporter aux lois et règlements en vigueur ;
- Solliciter les offres d’emploi et les centraliser ;
- Intervenir et garder en permanence le contact avec le ministère du Travail ;
- Se procurer les ressources de fonctionnement de ce volet social, les répartir entre les centres d’hébergement ;
- Contrôler l’emploi des fonds pour chacun de ces centres.
C’était, pour le "Père des légionnaires", un autre et nouveau combat : celui, cette fois-ci, contre l’égoïsme et l’indifférence.
Le rayonnement du général Rollet a fait énormément pour stimuler et sacraliser les liens entre la Légion d’active et celle des anciens.
En conclusion : que retenir du « rôle social » du général Rollet ?
Quelles ont été les actions menées sous son influence ?
Son action s’est concrétisée autour de :
- L’abolition du « maquis » des formalités administratives ;
- La mise à jour des livrets individuels ;
- Les rappels de soldes et de primes ;
- L’établissement des pensions de retraite ou de réforme — qui étaient des plus négligées, en particulier pour les réformes d’affections pour lesquelles la présomption d’origine ne pouvait être établie ;
- Le pécule de libération ;
- L’habillement des libérés en vêtements civils corrects et décents, autres que le costume dit « Clémenceau » sans col ;
- Les conditions de transport, différentes de celles qui consistaient à partager les fonds de cale avec les bestiaux… ;
- Les attributions de titres de transport et titres liés aux frais de voyage ;
- La facilité de résider en France pour les anciens de nationalité étrangère, avec la possibilité — certificat de bonne conduite obtenu — de se faire attribuer une carte de séjour ;
- Les aides financières aux centres, à travers de nombreuses sources, comme la Loterie nationale, zone d’influence des « Gueules cassées » ;
- Et enfin, un soutien permanent aux mobilisés, par l’intermédiaire des amicales et des sociétés d’anciens légionnaires.
Dès 1939, ses ennuis de santé deviennent plus fréquents, plus graves et plus préoccupants, ce qui oblige le général à réduire considérablement ses activités — mais ne l’empêche pas de continuer à s’intéresser de près au bureau d’accueil des anciens légionnaires, aux Invalides, et d’assurer les présidences des Amis de la Légion ainsi que celle des Gueules cassées.
Le 15 avril 1941, le général Rollet s’entretient encore avec quelques intimes des problèmes du moment, sans avoir perdu confiance en lui.
Le 16, au petit matin, il rend le dernier soupir, sans s’être vu mourir.
En supplément, permettez-moi de vous présenter un petit texte du maréchal Lyautey qui pourrait parfaitement être d’actualité :
« Ce n’est plus un mystère que chez nous l’éducation du citoyen reste à faire.
La démocratie l’appelle et l’exige.
À défaut, la liberté dégénère en licence, l’ordre public est troublé, l’autorité bafouée.
Aucune construction politique, aucune doctrine économique, aucun régime social, même le plus généreux, ne vaudront si le citoyen fait un usage insensé de la parcelle de souveraineté dont il dispose.
L’intérêt national n’a que trop souffert de ce manque d’éducation.
Il est grand temps d’y songer si l’on veut empêcher le pays de rouler aux abîmes. »
C’est écrit en 1891.
Commandant (e.r.) Christian Morisot