On parle souvent de solidarité comme d’un idéal, un socle intangible sur lequel devraient reposer les sociétés, les amitiés, les communautés humaines. On la célèbre dans les discours, on l’invoque dans les crises, on la brandit comme une vertu cardinale quand tout vacille. Pourtant, la solidarité a des limites. Pas forcément celles que l’on imagine. Pas toujours celles qu’on voudrait reconnaître, avouer ou assumer. Mais des limites bien réelles, bien humaines. Des limites que la raison ignore, que la morale refuse d’admettre, mais que le quotidien, lui, expose cruellement au grand jour.

Il y a d’abord la limite de l’information. On ne peut pas aider ce qu’on ne connaît pas, ce qu’on ne voit pas, ce qu’on ne comprend pas. La misère lointaine, le malheur discret, le désespoir silencieux… tout ce qui n’apparaît pas dans notre radar émotionnel passe souvent à la trappe. L’indifférence naît parfois de l’ignorance. Et personne ne porte en permanence les yeux grands ouverts sur la douleur du monde ou sur celle qui se trouve juste là, toute proche. Parfois, on ne sait pas, mais le plus souvent, on ne cherche simplement pas à savoir.

Il y a aussi la limite du temps. Ce fichu temps qui nous échappe, qu’on n’a jamais assez, qu’on distribue avec parcimonie entre boulot, famille, sommeil et survie. « J’aurais aimé t’aider, mais j’ai pas eu le temps. » Et parfois, c’est vrai. Parfois, c’est une manière élégante de dire qu’on a préféré faire autre chose, regarder ailleurs, laisser cela aux autres. Mais la réalité, c’est que dans un monde où chaque heure semble comptée, le temps pour la solidarité devient un luxe, un effort que tous ne peuvent ou ne veulent plus s’offrir.

Mais il y a pire. Il y a ces limites qu’on ne s’avoue qu’à mi-voix, le soir, quand on baisse le masque. Il y a le manque d’envie, pur et simple. L’usure de l’altruisme. La fatigue de toujours tendre la main. La lassitude de voir que donner, encore et encore, ne change pas grand-chose. Alors on renonce. Pas par méchanceté. Pas par cruauté. Juste… parce qu’on est vidé. Parce qu’on se dit que ce n’est plus à nous de porter tout ça.

Parfois, c’est le je-m’en-foutisme qui l’emporte. Une sorte de carapace cynique construite au fil des déceptions. « C’est pas mon problème. » Trois mots qui claquent comme une gifle, mais qui protègent celui qui les prononce. Parce qu’à force d’être touché, on finit par se blinder. Et on apprend vite à détourner le regard.

Il y a aussi la fainéantise. L’envie de ne rien faire, même quand on sait qu’on pourrait. L’envie de rester dans le confort de l’inaction. Parce que faire preuve de solidarité, c’est aussi faire un pas, un effort, un sacrifice parfois minuscule, parfois immense. Et tout le monde n’a pas le courage de ce pas. Alors on reste assis. On regarde. On attend que quelqu’un d’autre le fasse à notre place.

Parfois encore, c’est la radinerie qui parle. Pas seulement celle de l’argent, mais celle du cœur, du temps, de l’écoute. Une économie de soi-même, comme si l’on craignait qu’en donnant trop, il ne nous reste plus rien. Alors on garde. On garde tout. On s’économise, on se rationne, on calcule. Comme si la générosité était une dette qu’on n’est pas prêt à contracter.

Et puis il y a l’esprit de revanche. Cette solidarité qu’on refuse à ceux qui, un jour, nous ont manqué. « Pourquoi je t’aiderais, toi, qui m’as ignoré quand j’étais au fond ? » Cette rancune tenace, cette fierté blessée, ce besoin de faire payer. Parce qu’on n’oublie pas. Et que parfois, on préfère laisser l’autre couler, comme pour rééquilibrer une balance invisible.

Et puis, il y a ceux qui ne manquent de rien. Ni d’informations, ni de temps. Ils ont l’envie, ils ont la mémoire, ils ne sont ni radins, ni rancuniers. Ils ont simplement ce réflexe humain, terriblement humain : de procrastiner. Ce petit décalage entre l’intention et l’action. Ils se disent : « Je vais le faire. Bien sûr que je vais le faire. Demain. » Et demain devient après-demain. Et après-demain devient jamais. Ce n’est pas de la mauvaise volonté, c’est cette paresse douce, insidieuse, qui fait croire qu’on a encore le temps. Mais quel demain ? Quand l’urgence est là. Quand la main tendue attend une réponse maintenant, pas plus tard. La solidarité repoussée, c’est comme un serment non tenu. Ça ne fait pas de bruit, ça ne fait pas de vagues, mais ça laisse un vide. Et au fond, ceux-là aussi creusent les limites de la solidarité — non pas par refus, mais par oubli d’agir à temps.

Et pourtant, cette solidarité, on l’a connue ! On en a même été des acteurs directs de ces élans de solidarité. On s’en souvient tous.

Comme ce jour, au régiment, où nous étions tous rassemblés sur la place d’armes. Une grosse marmite posée au milieu. Et nous, en colonne par un, chacun jetant sa pièce à l’intérieur. Le bruit qu’elle faisait en tombant avait valeur de quitus. Une pièce, un engagement. C’était simple, clair, symbolique. Mais ça marchait.

Ou ce jour de solde, quand on recevait nos billets, à la main. Et qu’aussitôt, une partie était ponctionnée au nom de la solidarité. Ce n’était pas une option, ce n’était pas un appel à la générosité : c’était une obligation morale, intégrée au quotidien du légionnaire. Parce qu’on savait que ça servait à quelque chose. Parce qu’on savait, aussi, que ça pourrait nous concerner un jour.

Et aujourd’hui ?

Aujourd’hui, nous sommes près de 9000 membres au sein de la FSALE et dans les AALE, sans doute plus ou moins 20 000 anciens légionnaires en France, peut-être pas moins de 80 000 dans le monde. Il y a en activité, plus de 8000 Légionnaires de tous grades. A cela s’ajoute des dizaines de milliers de membres et sympathisants sur les réseaux sociaux, à parler de fraternité, d'entraide, de mémoire… de solidarité...

Et pourtant, après plus d’un mois d’existence, une cagnotte solidaire au profit de l’A.A.L.E. d’Aubagne et sa région, malgré son impérieuse nécessité, n’a intéressé que 36 généreux donateurs de cette grande armée solidaire.

36 donateurs !

Si un sur dix, même un sur 100, de cette immense armée qui se dit solidaire, versait ne serait-ce que 5 ou 10 euros, nous aurions gagné cette bataille en à peine quelques jours seulement. Pas en théorie. Pas dans un monde rêvé, mais ici et maintenant.

Mais non. Les pièces ne tombent plus dans la marmite. Le bruit du quitus s’est tu. Le réflexe s’est perdu. L’élan s’est brisé.

Alors oui, la solidarité a ses limites. Par manque d’informations, de temps, d’envie, de mémoire. Par fainéantise, par radinerie, par rancune ou simplement… par oubli de ce que nous avons été. De ce que nous avons juré d’être. De ce que nous prétendons encore être.

Mais il n’est jamais trop tard pour réactiver cet état esprit solidaire qui fait de nous des Anciens légionnaires. Pour faire sonner à nouveau cette pièce, symbolique ou réelle. Pour montrer que ce mot : solidarité, n’est pas qu’un ornement dans une devise, mais une force vivante, en actes.

Parce qu’au fond, si l’on n’est plus capables d’être là les uns pour les autres, alors à quoi bon revendiquer le fait d’avoir porté le même képi, foulé les mêmes pistes, et se prétendre encore frères d’armes ?

La solidarité envers les Anciens légionnaires n’est pas morte. Mais elle attend. Elle attend qu’on la prouve. Elle attend qu’on la vive. Elle attend qu’on l’honore.

Comme avant…

Capitaine (e.r.) Jean-Marie DIEUZE

More Majorum.

 

Nota :

Pour ceux qui auront à cœur de me contredire, voici le lien vers cette cagnotte solidaire :

 

https://www.leetchi.com/fr/c/le-local-de-lamicale-legion-etrangere-daubagne-necessite-des-travaux-durgence-4557072?utm_source=email&utm_medium=social_sharing

 

Pour les réfractaires, les méfiants, les adeptes des bonnes vieilles méthodes,

voici l’adresse de l’A.A.L.E. d’Aubagne et sa région :

24, rue de la Fraternité

13400 Aubagne

(Inscrire au dos du chèque : pour les travaux)