Il y a quelques années, le chef de corps du 4° Régiment Etranger me fait visiter son régiment. Il me montre fièrement les cabines de langue et m’explique le « binômage » (mot qui n’existe dans aucun dictionnaire ; action qui consiste à associer un légionnaire non-francophone à un légionnaire francophone).

 

Je me rappelle alors mon parcours linguistique ou comment un nul en langues peut décrocher au baccalauréat, en 1969 à Strasbourg, un 15/20 en philosophie et un 14/20 en français  puis, à l’examen de l’EMIA en 1970, un 16/20 en technique d’expression écrite, meilleure note de la promotion.

 

1955 Mayence (Allemagne) : Je quitte le lycée après une troisième qui ne restera pas dans les annales. Mon professeur de français estime « que certains n’apprennent jamais cette langue et d’autres encore plus tard ». Je suis dans cette dernière catégorie.

 

Septembre 1960 Strasbourg : Je m’engage à la Légion étrangère. Mon apprentissage de la langue de Voltaire commence immédiatement.

 

Le gradé de semaine procède à l’appel nominatif. Les réponses du type « présent, hier, oui, ja » fusent, toutes sanctionnées par un coup d’accélérateur dans le derrière.

 

Enfin, un ancien répond « présent caporal-chef » et échappe à la sanction. J’annone à mon tour « présent caporal-chef » et préserve mon derrière. J’ai tout compris !

 

Le lendemain, un autre gradé de semaine nous appelle en commençant par la fin ; « ZINK ». « Présent caporal-chef ». Coup d’accélérateur. Ce jour-là, le gradé de semaine était un sergent !

 

Octobre 1960 Saïda (Algérie) : Je suis l’instruction de base à la 4° compagnie du Centre d’Instruction N° 2 du 1° Régiment étranger.

 

La langue véhiculaire est alors l’allemand. Dans sa grande sagesse, le commandement décide que nous devions parler français. Il édite un fascicule comportant, à côté d’un dessin, les mots essentiels, tels que képi ou boîte de bière.

 

En même temps, une heure par jour sera consacrée à l’apprentissage du français. Les chefs de section étant à l’époque les seuls francophones, sont chargés des cours.

 

Or, mon chef de section est un adjudant italien. Voici un de ses cours en écriture phonétique : « Za z’ette oun pantaléone ! Qu’est que ze za ? ». « Z’ette oun pantaléone ». Arrive le tour de Gaston, notre seul francophone. « C’est un pantalon, mon adjudant ». « Connarrrrrrrrrrrd, yo te dis que z’ette oun pantaléone ». La séance se termine quand notre titi parisien imite parfaitement l’accent italien de l’adjudant.

 

Mars 1963 Bonifacio : C’est le dernier jour du peloton sous-officier. Je suis fier d’être sorti en tête. Tout s’écroule quand je tape sur la main d’un sous-officier trop entreprenant pour mon intégrité physique. Je me trouve aussitôt au trou. En guise d’explication, le commandant d’unité me dit : « Je n’aime pas des gens comme toi. Tu retournes en prison ».

 

Après 30 jours d’arrêts de rigueur,  alors que je n’avais écopé que de 15, on me radie du stage et on m’expédie en Algérie.

 

J’atterris à la 4° compagnie portée du 2° Régiment étranger d’infanterie. Je suis toujours caporal et je ne sais toujours pas écrire la moindre phrase en français.

 

Mai 1963 Djenane ed Dar : Le capitaine Guignon, commandant de compagnie, intercepte au réveil un légionnaire qui porte le petit déjeuner au Sergent-major B, chef des services administratifs de l’unité. C’est le Capitaine qui s’en charge. Une heure plus tard B part pour COLOMB BECHAR aux arrêts.

 

Je suis alors propulsé au bureau de compagnie pour combler les effectifs. Avec un caporal hongrois et un légionnaire allemand, nous formons une fine équipe.

 

Je suis chargé de taper sur une machine à écrire antédiluvienne les rapports du capitaine Guignon, une des plus fines plumes de l’armée française. Je tape le jour et souvent la nuit jusqu’à ce que le document soit exempt de fautes de français et d’orthographe. A ce rythme j’apprends vite…

 

Août 1979 Djibouti (République de Djibouti) : J’obtiens le certificat militaire de langue allemande du 3° degré. Pour moi, c’est évidemment un certificat de langue française.

 

Osons une conclusion. Si nos sous-officiers non-francophones obtiennent de très bonnes notes dans les stages nationaux, il y a à cela essentiellement deux raisons :

 

D’abord, ils préfèrent le geste à la parole. Je me souviens d’avoir épaté mes chefs et mes camarades en 1967 à l’Ecole militaire de Strasbourg en appliquant intégralement, pour une séance d’ordre serré avec fusil, la méthode enseignée par le caporal Regas Val en 1961 à Aïn el Hadjar.

 

Ensuite, ils n’utilisent que le mot juste. On ne met pas une balle, mais une cartouche dans un chargeur.

 

Pour illustrer mes propos, je vous conte une dernière anecdote.

En 1966 pour l’examen du Brevet d’armes N° 1 à Djibouti, la pédagogie étant alors la dernière trouvaille de l’armée française, il fallait éveiller l’intérêt des élèves à chaque séance d’instruction.

 

Le Sergent T, espagnol ténébreux, râblé, velu comme un singe, avec des yeux noirs perçants, s’adresse ainsi à six appelés terrifiés : « L’embouscade est quelque chose de terrrrible ! ». Et joignant le geste à la parole : « D’abord, on égorge, ensuite, on toue ! ».

 

Lieutenant-colonel (er) Wolf Zinc