Luigi depuis qu’il avait quitté la Légion s’adaptait difficilement à sa nouvelle vie. Il n’aurait jamais imaginé que son engagement lui donnerait un tel  sens à sa vie, une existence où se sont incarnés le courage et l’instinct de la mort, l’intense volupté d’être vivant.

Aujourd’hui, il ressentait une sorte de révolte, il était conscient avoir vécu au milieu de la pire sauvagerie des guerres mais il avait su pardonner sans pourtant ne jamais rien oublié.

En fait, il ne savait pas à qui il lui fallait pardonner, sa vie de légionnaire il avait choisi, aujourd’hui, de la faire partager en écrivant un livre donnant ainsi, pensait-il, la vraie densité aux mots qu’on n’osait plus prononcer : héroïsme, sacrifice, honneur, fidélité… Son livre n’avait d’autre ambition que celle de ne pas complétement sombrer dans l’oubli.

Luigi était content, il avait trouvé « l’oiseau rare », un éditeur intéressé par son vécu de légionnaire. Ce n’est qu’après le troisième mois d’exposition-vente en librairies, que l’éditeur le convoqua usant d’entrée de ce langage: « Monsieur Luigi, votre livre a été édité et présenté à la vente il y a trois mois. C’est le délai fatal au bout duquel toute publication, faute de succès, disparaît. Depuis sa sortie, pas le moindre écho, pas d’interview, rien… Aucun article dans les journaux, pas un signe d’intérêt sur les ondes, l’indifférence totale. Votre livre partira obligatoirement au pilon. » Luigi ne comprenait pas, pour lui son livre était empli de souffrances, de joies, d’espoirs, ses pages étaient habitées par des héros humbles et magnifiques, de vrais et nobles soldats morts pour la France, tous les mots simples qu’il avait patiemment réuni en l’honneur de ses amis disparus, seront déchiquetés, broyés, transformés en papier, une pâte prête au recyclage…

En entrant chez lui, son épouse remarqua qu’il était parti à son rendez-vous sans porter ce qu’il appelait son « habit de combat », pas de blaser, pas de cravate. Vêtu d’une chemisette et d’un pantalon d’été, le vieil homme laissait apparaître un inquiétant découragement. Luigi avait pris, ce qu’on peut appeler, « un sacré coup de vieux »… En fait, il s’en voulait surtout de ne pas avoir pu expliquer cette vérité, sa vérité, sur cette autre vie, celle qu’il avait vécue avec beaucoup d’intensité à la Légion.

Il avait reçu d’une manière brutale une leçon, celle de savoir que son histoire n’intéressait personne. Mais Il venait de comprendre que les jeunes générations ne sauront jamais le prix du sacrifice de ses camarades pour qu’ils puissent vivre en paix et avoir le droit de voter  dans un pays libre.

 

 

Affalé dans son fauteuil, il se remettait en images, dans sa tête, sa marche vers la bataille dont on apercevait la fureur lointaine, il marchait en silence plein d’angoisse. Il franchissait une crête et tombait dans l’enfer de la bataille en rase campagne. Soudain, la mitraille devenait trop forte il fallait se coucher, collé au sol, les yeux dilatés, avec un sentiment écrasant de complète impuissance, d’une fragilité infinie. La canonnade lui perçait les tympans, il n’y voyait plus rien, les coups monstrueux se succédaient, ça hurlait de tous les côtés. Alors, il se mit à courir comme un fou à travers la campagne comme un cheval enragé. C’est bien cela que les officiers et sous-officiers devaient affronter, ils appelaient ces moments de folie : « la peur de la peur ». Cette guerre était d’une brutalité inouïe.

Luigi sentait le devoir de raconter, d’écrire entre-autres souvenirs, l’image de ce tout jeune soldat, malingre, incapable à l’exercice de porter le moindre poids, transcendé par l’action et capable de trainer des caisses de munitions vers ses camarades.

Il venait de comprendre le manque d’intérêt de ses concitoyens pour ce qu’ils avaient vécu il est vrai que dans ses souvenirs, alors qu’il subissait cette guerre, Sartre, Beauvoir et même Camus profitaient d'un vrai petit bonheur qui les occupait et il entendait les remarques grincheuses des historiens qui appelaient ces années de « luxuriant bonheur  alors que, les chambres à gaz marchaient à plein régime et que quelque part, sur la plaine russe, dans la bataille de Koursk, se jouait le sort de la guerre à coup de millions de morts et de « gueules cassées ». Pourquoi en serait-il autrement aujourd’hui…

 

 

Participant avec les camarades de son amicale à la commémoration du combat de Camerone dans les casernements du régiment Légion proche de son domicile, Luigi, après les cérémonies officielles discuta un long moment avec ces jeunes légionnaires qui lui rappelaient tant sa jeunesse. Rentrant chez lui, il se dit que non, tout compte fait, tout n’était pas perdu, tant que l’esprit de Camerone nous animera. 

 

CM