Chapitre 6 : De village en village, de rizière en rizière ...
C’est avec l’arrivée du Capitaine Mattei que notre unité devint une compagnie mobile, intervenant sur le mode « commando ».
Evidemment, notre mobilité nous exposait davantage aux embuscades et l’ennemi ne nous épargnait pas.
Les pertes parfois sévères venaient endeuillé notre moral mais n’entamaient pas notre inébranlable solidarité.Nous transportions nos blessés sur l’épaule chargés de nos armes, de nos munitions et de nos bardas.Mais cela n’était rien comparé au supplice que nous devions vivre quand il fallait mettre fin à l’agonie d’un camarade que nous ne voulions pas laisser à la barbarie de l’ennemi.
En proie au harcèlement incessant du viet, nous trouvions parfois un coin de rocher où l’infirmier pouvait apporter les premiers soins à nos blessés.
Nous étions encore plus vulnérables dans les vallées ou dans les rizières qui ne nous offraient aucun espace de repli.
Aux abords des villages nous étions à la merci des hommes planqués dans les trous, les tranchées ou les labyrinthes, guetteurs rusés et invisibles qui en donnant l’alarme pouvaient déclencher une embuscade imprévisible.
Ces galeries creusées sous les villages étaient sensées servir de refuge en cas d’attaque surprise ou de bombardement au napalm.
Paradoxalement,alors que le viet nous épiait de son boyau , nous recevions dans ces villages un accueil chaleureux de la part des femmes, des vieillards et des enfants qui semblaient tous étrangers au conflit sournois qui nous opposait.
On nous offrait alors riz et viande à profusion .
J’ai gardé de ces villageois le souvenir de leur opiniâtreté, de leur courage et de leur intelligence, qualités malheureusement détournées, en ce qui concerne les jeunes hommes, par les conseillers recruteurs chinois qui les embrigadaient.
Ainsi, nous avancions dans ces villages par groupes ou sections le plus délicatement et civilement possible, afin de ne pas déclencher d’embuscades et d’épargner ces vies innocentes.
Hélas, combien sont tombés « pour la France »...et pourquoi ?
Nous ne faisions que très rarement de prisonniers.
Notre compagnie n’aurait de toute façon pas pu les garder sous sa protection, faute d’effectifs.
Nous nous contentions la plupart du temps de récupérer les armes .
Toutefois, les coolies qui nous accompagnaient lors de nos opérations étaient des prisonniers affectés au transport des vivres et des munitions. Nous les traitions dignement, partageant avec eux notre ration, vin et nourriture.
Tout au long de ces interventions parfois meurtrières, nous n’avons jamais cessé de faire confiance en notre Capitaine de Compagnie.
Je crois que Mattei savait donner un sens à cette guerre d’un genre particulier.
Notre effectif n’était jamais au complet mais nous continuions d’avancer sans faillir parce que notre chef savait montrer l’exemple aussi bien devant nous que devant l’ennemi.
Ainsi, nous ratissions secteur par secteur ces villages où pouvaient s’infiltrer les conseillers chinois afin d’enrayer leurs liaisons de recrutement et d’empêcher les réunions nocturnes d’endoctrinement et d’envoûtement à la guerre.
La nuit, lorsque nous ne dormions pas à la belle étoile, nous campions chez l’habitant qui nous recevait toujours généreusement.
Pour nous, les soldats de boue, pouvoir dormir au sec et dans une maison hospitalière était un luxe mais aussi une parenthèse de paix au milieu de la tourmente.
Les habitations en bambou étaient construites sur pilotis et en général nous dormions au premier étage , le rez-de -chaussée abritant buffles, porcs et volailles.Ainsi, nous nous retrouvions avec les familles, réunis dans une seule pièce où s’étalaient des nattes de bambou très finement tressées .
Grâce à nos coolies qui nous servaient d’interprètes, nous pouvions communiquer facilement avec nos hôtes. Et cela nous procurait à tous un vrai réconfort.
Nous nous endormions ainsi, presque tranquilles, dans la nuit moite chargée de mille parfums bercés par d’innombrables chants et bruits nocturnes dont celui du fameux crapaud-buffle au coassement si particulier.
Au matin , nous repartions, reposés et confiants, vers de nouvelles aventures.
Nous respections sincèrement ces braves paysans dont certains, les plus âgés, nous confiaient leur crainte de savoir leurs fils aux mains des conseillers chinois. Les chefs de village nous entretenaient de la FRANCE avec nostalgie, la plupart y ayant accompli leur service militaire pendant trois années au temps de leur jeunesse.
Nous réalisions que cette guerre absurde plongeait toute la population dans un marasme tragique où s’opposaient telles les forces du bien et du mal, les pacifiques et les fanatiques.
Chapitre 7 : Hold-up à Nacham
A l’issue de cette longue période de « pacification », le haut commandement décida de disperser le régiment en différents lieux : un bataillon fut affecté à Langson, un autre à Cao-Bang, un troisième à Nacham et le quatrième à Thak-Khe.
La 2ème compagnie avec à sa tête le Capitaine Mattei faisait partie du troisième bataillon.
Au dessus du village de Nacham, bourgade d’environ un millier d’habitants, les Japonais avaient construit à la hâte dans les années 40, une petite citadelle en béton armé avec quelques blockhaus.
Cette installation avait la particularité de se trouver à proximité de la frontière chinoise.
C’est là que nous séjournâmes pendant plusieurs semaines profitant d’une accalmie après nos grandes opérations extérieures.
Mais nous sentions confusément que ce calme ne devait pas durer.
Nous ne sortions que pour de simples patrouilles et n’affrontions plus que de petites escarmouches sans danger.
Ce temps libre nous rapprochait des femmes du BMC (Bordel Militaire de Campagne ou Controlé), toutes de belles chinoises aux longs cheveux noirs, aux yeux bridés et à la peau mate et veloutée.
Outre le bon temps passé avec ces perles d’Asie, nous apprenions beaucoup à leur contact.
Ainsi, ce sont elles qui nous informaient quand notre aviation venait de bombarder tel ou tel village au napalm.
Evidemment, nous ne pouvions approuver ces opérations , d’une part parce que bien souvent nous connaissions ces villages et leurs habitants, d’autre part parce que ces attaques aériennes étaient totalement déloyales.En effet, à cette époque l’armée viet ne possédait aucune arme anti-aérienne.
En outre, comme je l’ai déjà évoqué, le largage de bombes sur des massifs montagneux était totalement inefficace tant sur le plan offensif que défensif.
Certes, cette période d’inactivité nous permettait de refaire surface.
Mais comme chacun sait , l’oisiveté est mère de tous les vices.
Ainsi, pour occuper nos journées et nos nuits nous écumions les auberges et bistrots de Nacham où nous étions toujours accueillis avec la même bonne humeur malgré les ardoises chargées que nous leur laissions!Pour certains restaurateurs c’était là une contrepartie à la sécurité que nous leur assurions mais toutes ces dettes que j’accumulais commençaient à me mettre mal à l’aise.
Ainsi s’écoulait la vie à Nacham.
Mais cette existence facile ne convenait pas aux légionnaires que nous étions.
Les patrouilles nocturnes sur la frontière de Chine n’assouvissaient pas notre besoin d’action.
Les hommes se relâchaient et le capitaine s’en rendait compte.Une certaine morosité commençait à gagner la compagnie.
Durant ces journées interminables passées en cette citadelle, nous interrogions « nos femmes » sur les actions des divers bataillons viets de l’autre côté de la frontière.
En effet, nos compagnes étaient aussi de précieuses espionnes.A tour de rôle, elles étaient envoyées en Chine, dans la province du Yunann par le Capitaine Mattei pour des séjours d’une ou deux semaines afin de recueillir les renseignements dont nous avions besoin. Et je dois dire que grâce à ce système d’infiltration notre compagnie détenait certainement des informations bien plus complètes que celles de l’Etat-major d’Hanoï !
L’une de ces femmes, particulièrement belle et au charme inhabituel a laissé son empreinte dans ma mémoire. Encore aujourd’hui je m’en souviens avec émotion. Elle s’appelait Liu.
En bavardant avec elle, j’appris avec stupéfaction qu’elle était née d’une mère chinoise et d’un père américain, ambassadeur en Chine. Elle avait vécue toute son enfance et son adolescence à Shangaï. Eduquée dans les meilleures écoles, elle parlait plusieurs langues. Mais un jour, l’ambassadeur abandonna sa mère qui ne put s’en remettre.
C’est alors que Liu sombra dans la prostitution , son destin tragique la conduisant finalement jusqu’au BMC de notre compagnie.
Au gré de nos rencontres et de nos conversations, des sentiments réciproques commencèrent à nous lier. Je ne voyais plus en elle une fille de joie mais une compagne aimante et douce. Le soir, je m’endormais au son de ses airs mélodieux qui m’emportaient bien loin de tout...
Souvent, elle me parlait avec nostalgie de Shangaï où elle avait vécu pendant plus de vingt ans; elle évoquait alors sa jeunesse dorée et les moments magnifiques passés là-bas.
Elle savait que tout cela était perdu à jamais; avec l’arrivée du communisme qui envahissait la Chine , l’existence ne serait plus jamais celle qu’elle avait connue sous le régime de Tchang- kaï-Chek.
J’aimais nos conversations et sa compagnie m’était douce.
Nos rencontres étaient donc devenues des rendez-vous amoureux réguliers jusqu’au jour ou la quittant pour prendre mon service de garde je fus assommé par un coup de matraque qui me valut quelques jours d’infirmerie!
J’appris par la suite que cette agression avait été commanditée par un copain jaloux de notre liaison!
Nous étions alors en juin 1950.
Certes, nous manquions d’action mais il faut reconnaître tout de même que ce séjour à Nacham nous procurait un confort dont nous n’avions plus l’habitude.
Nous dormions à l’abri, dans des lits de camp et nous mangions de la vraie cuisine préparée ce qui changeait de la ration « Pacific » que nous recevions lors de nos interventions mobiles!
Cependant, cette vie monotone ne pouvait contenir notre fougue de jeune légionnaire!
C’est alors que je conçus , avec la complicité de deux camarades, une véritable opération commando dont l’objectif n’avait rien de militaire!
Nacham était une place fort réputée pour sa salle de jeux connue sous le nom de Ba-Khouan. Elle était surtout fréquentée par des chinois aisés , la frontière étant toute proche et le taux de change intéressant.
Les sommes misées étaient donc importantes.
Il n’en fallait pas plus pour attiser notre goût du risque et de l’aventure mais aussi notre convoitise. Une piastre valant dix-sept francs à l’époque, nous nous imaginions déjà en train de partager le butin!
En faisant parler habilement les femmes du BMC, nous avions réussi à savoir quel était le soir de la semaine le plus fréquenté.
Bien sûr,d’un commun accord, nous avions décidé que ce hold-up devait se faire proprement.
C’est donc par une chaude nuit de ce mois de juin 1950, que nous descendîmes au village en répétant une fois de plus le rôle que chacun devait tenir sur les lieux.
Notre arrivée dans la salle ne surprit personne.
Pour jouer, il fallait monter sur une espèce de petit balcon; les sommes misées étaient placées dans un panier que l’on descendait grâce à une corde sur la table de jeux qui se trouvait en bas.
Après avoir misé deux ou trois fois comme des joueurs ordinaires, nous plaçâmes dans le panier trois grenades défensives ( donc non meurtrières) qui explosèrent à l’arrivée sur la table.
Comme nous l’avions prévu, la poussière dégagée forma un brouillard qui nous permit de rafler tout ce qui se trouvait sur la table de jeux. Nos musettes et nos poches de treillis bien remplies , nous sortîmes calmement au milieu du brouhaha et de la panique provoqués par l’explosion.
Euphoriques, nous remontâmes à la citadelle, nous félicitant mutuellement pour notre professionnalisme;tout s’était passé comme nous l’avions prévu et personne n’avait été blessé.
Mais c’était compter sans « la mère matronne » qui dirigeait le BMC et qui fréquentait les lieux...
Arrivés à la citadelle, nous rejoignîmes à pas de loup nos sections respectives.
Pour ma part, je remplis mon sac de paquetage avec les billets tout en en laissant quelques uns dans ma musette.Je m’endormis dessus en rêvant que je faisais le tour de tous les commerçants de Nacham à qui je devais de l’argent.
Le lendemain matin, à 6h00, je fus brutalement réveillé par le chauffeur du Capitaine.
Je compris tout de suite qu’il se passait quelque chose.
Arrivé dans le bureau de Mattei , celui-ci m’accueillit en m’envoyant un direct du droit dans la figure!
Pendant que le Capitaine me rouait de coups, j’essayais de deviner qui avait bien pu me trahir. Finalement, n’en pouvant plus, je répondis aux attaques de mon capitaine tout aussi violemment.
Quand l’affrontement prit fin, j’avais le visage tuméfié et le nez ensanglanté.
Je regardai Mattei droit dans les yeux.
Il me somma alors de lui remettre le butin en main propre.
J’allai chercher mon barda pour le vider devant lui.
Je ne bougeais plus ni ne parlais , me contentant d’attendre la sanction qui devait s’abattre sur moi .
Lui se tenait devant moi, sans rien dire, me regardant fixement.
« Comprendras-tu que cette affaire est très grave? » me demanda-t-il enfin.
« Je vais être obligé de me séparer d’un de mes meilleurs légionnaires; je ne peux pas laisser cette affaire sans suite ».
En attendant de prendre sa propre décision, il me fit enfermer dans un des blockhaus japonais sous surveillance d’une sentinelle.
Le blockhaus enterré était fermé d’une trappe et était rempli d’environ 30 cm d’eau.
On répandit au sol des tessons de bouteilles et on y disposa une caisse pour que je puisse m’asseoir.
Un jour passa.Puis un deuxième;et un troisième.
Je me retrouvais une fois de plus enfermé dans un trou puant.
J’attendais , dans l’obscurité totale, me posant mille questions sur le sort qui allait m’être réservé car je savais que ce blockhaus n’était qu’une antichambre punitive, une espèce de purgatoire avant l’enfer. Je redoutais plus que tout un rapport disciplinaire pour Paulo-Condor.
Mais je n’osais croire au pire et je tentais de me rassurer en me convaincant que Mattei n’était pas le genre d’officier à appliquer le règlement militaire à la lettre. Cependant, j’avais répondu physiquement au Capitaine et je craignais qu’il ne me le pardonne pas.
J’espérais secrètement qu’une attaque ennemie nous surprenne car il n’y avait personne pour me remplacer au fusil mitrailleur.
Par la trappe, je conversais avec les sentinelles qui étaient tous des copains et qui me donnaient l’heure jour et nuit.
C’est par l’un d’entre eux que j’appris comment j’avais été dénoncé par celle que nous appelions « la mère matronne » et qui était très proche du Capitaine.
Je n’avais aucune nouvelle de mes deux complices. Ce n’est que bien plus tard que je les retrouvai, dans le delta tonkinois ou ils avaient été muté pour une autre compagnie.
Au bout d’une semaine je fus pris de vertiges et l’on me fit sortir de ce trou à rats en prenant la précaution de me bander les yeux pour éviter l’aveuglement.
Je me souviens d’une douleur à l’épaule quand je me réveillai longtemps après.
J’appris alors que j’étais resté deux jours sans connaissance, allongé sur un lit de camp, au PC même du Capitaine.
Après un bon repas et ¾ de vin, je me préparai à affronter la sentence qui m’était réservée.
« Mon vieux »me dit Mattei « j’ai fait tout mon possible pour t’épargner la compagnie de discipline. Je t’ai fait affecter à l’un des deux bataillons de parachutistes placés sous la direction du Commandant Jean-Pierre à Jalam près d’Hanoï. »
Je fis mon barda, récupérai mon solde de tout compte auprès du trésorier et attendit un retour de convoi de Cao-Bang pour rejoindre le 1er bataillon de parachutistes.
J’avoue que j’étais soulagé par la décision de Mattei qui m’épargnait ainsi le conseil de discipline et l’envoi à Paulo-Condor.
Chapitre 8 : une « villégiature » à Hanoï
Enfin vint le jour du départ pour Hanoï.
Muni de ma feuille de route je pris place à bord d’un GMC conduit par un autochtone.
Celui-ci s’étonna tout d’abord de me voir sans arme; puis il comprit assez vite qu' il s’agissait là d’une mutation particulière . Il se montra dès lors extrêmement courtois et discret.
Conscient toutefois des risques que nous encourrions sur la RC4 il me prêta sa carabine en cas d’attaque. Pendant le trajet nous essuyâmes effectivement quelques coups de feu venant de tireurs isolés mais sans gravité.
Finalement,après de longues heures de route nous arrivâmes à Hanoïsans encombres.
Je quittai mon chauffeur qui rejoignit sa base et je m’avançai dans cette ville inconnue qui déjà s’annonçait pleine de promesses.
Je me sentais envahi par un immense sentiment de liberté, heureux de me retrouver là, en cet instant précis, bénissant Mattei de m’avoir épargné le conseil de guerre.
Tout à ma joie , je repérai un petit bistrot dont l’enseigne me parut accueillante.
Je m’installai devant un verre de bière et allumai une cigarette.
J’avoue que je n’étais pas pressé de rejoindre ce bataillon de parachutistes pour lequel je manquais totalement de motivation. Je ne m’imaginais absolument pas propulsé dans les airs avec un parachute dans le dos, risquant d’être transpercé avant de toucher le sol!
Livré à moi-même dans cette ville que je découvrais, j’avais envie de profiter de la vie au maximum, de prendre mon temps, de me laisser porter par cette atmosphère chaude et envoûtante.
Observant ce qui se passait autour de moi, je remarquai que l’endroit était essentiellement fréquenté par des chinois; ils étaient reconnaissables à leur grande taille ainsi qu’à leur allure à la fois élancée et austère.
Quand soudain, je vis s’approcher de moi une silhouette féminine qui d’une démarche élégante et souple vint s’asseoir très dignement à mes côtés. Je ne pouvais faire autrement que de l’inviter à ma table! Après avoir échangé quelques banalités, la jeune femme qui parlait parfaitement le français me proposa de l’accompagner jusqu’à sa demeure... Un pousse-pousse nous y emmena. Lorsqu’il nous déposa à destination, je marquai un temps d’hésitation: nous étions sans aucun doute dans l’un des quartiers les plus mal famés de la ville! La dame percevant mon inquiétude s’empressa de me rassurer .Elle y parvint évidemment sans trop d’efforts et me garda toute la nuit avec elle.
Le lendemain, j’essayai de lui faire comprendre , sans grande conviction je dois dire, que le devoir m’attendait. Mais elle sut me retenir, d’abord une journée supplémentaire puis une deuxième;finalement une semaine entière s’écoula ainsi à ses côtés.
Avec elle , je découvrais Hanoï.
Nous aimions flâner au bord du lac aux nénuphars, faire les boutiques, aller au cinéma.
Elle m’emmenait dîner dans les petits restaurants de son quartier.La clientèle de ces établissements me paraissait assez louche mais l’accueil était toujours courtois.
Cependant,après quelques bons repas, on m’interrogea un soir sur les raisons de ma présence en ces lieux.
Suivant les conseils avisés et discrets de ma nouvelle amie, je répondis avec une parfaite assurance que j’entretenais avec elle une correspondance régulière et que nous comptions nous marier!
Mes interlocuteurs curieux et suspicieux continuèrent ainsi leur petit interrogatoire pendant une partie de la soirée.
Après quelque temps, sans doute mis en confiance par mon aplomb, ils me proposèrent tout simplement de rejoindre leurs rangs en Chine, me promettant grade et bon salaire.
Je me sortis assez habilement de cette situation embarrassante en m’inventant une grave maladie qui m’obligeait à rejoindre la France par le bateau avec ma compagne.
Ce mensonge mit un terme définitif à leurs questions.
Je passai encore quelques jours heureux de villégiature en bonne compagnie , animé par le sentiment exaltant de vivre enfin ma propre vie, indépendant et libre.
Mais au bout d’une semaine ma solde était épuisée et je dus me résigner à rejoindre enfin le 1er Bataillon Etranger de Parachutistes.
Je fis le trajet à pied en réfléchissant à mon avenir.
Je n’osais pas imaginer l’accueil qui me serait réservé une fois arrivé à la base!
Mais au fond, j’étais soulagé de mettre un terme à mon escapade et à ma situation irrégulière.
A mon arrivée, la sentinelle me conduisit auprès d’un adjudant qui me présenta au Commandant Jean-Pierre. En me voyant celui-ci manifesta une telle surprise que je compris aussitôt que je n’étais pas attendu !
On m’affecta à la roulante et je fus chargé de la corvée de bois, ce qui ne me déplaisait pas.
Après une dizaine de jours je fus convoqué chez le Commandant qui cette fois ne manqua pas de m’interroger sur la durée de mon voyage depuis Nacham...
Je répondis tout simplement que j’avais pris une semaine de bon temps avec une pute d’Hanoï!
Quand j’évoquai mon séjour dans les bas-fonds de la ville, le Commandant Jean-Pierre comprit tout de suite de quel quartier je parlais. Il me fit remarquer que j’avais de la chance d’être encore vivant car ce ghetto était considéré comme un coupe-gorge où l’on ne s’aventurait pas, un véritable no-mans land pour l’armée française!
Après avoir retrouvé l’ordre de Mattei, le Commandant me fit un speech sur le parfait parachutiste; tout en l’écoutant je m’imaginais avec mon parachute aux prises avec l’ennemi...
Cette vision me donna le courage de jouer "cartes sur table": je répondis calmement mais avec conviction que je me sentais fantassin dans l'âme et que si j'estimais être au top niveau en tant que tireur au fusil mitrailleur, je ne me voyais absolument pas comme serveur au mortier!
Le Commandant Jean-Pierre apprécia ma franchise.
Il me promit de garder le secret sur ma fugue et me renvoya à l'expéditeur !
Chapitre 9 : Où des enfants sauvent le légionnaire…
Lorsque mon barda fut prêt, je fus invité à prendre un 4x4 pour être conduit à Ten Yen où devaient se former les convois pour Cao-Bang via Nacham.
Je montai dans un véhicule du train, au hasard.
Le chauffeur était un légionnaire, ancien de l’Indochine, muni d’un colt et d’une réserve de grenades « pour parer à toute éventualité » me dit-il. Lorsque nous quittâmes Ten Yen, il me confia qu’il en était à son quarantième convoi et que c’était sans doute un miracle s’il n’était pas encore mort.
Le voyage dura 48 heures durant lesquelles nous dûmes combattre les incontournables brigades noires mais aussi la chaleur et la poussière. Fort heureusement, le chauffeur avait aussi prévu la boisson!
Arrivé à destination, je rejoignis la citadelle où m’attendait le Capitaine Mattei.
Ma mutation ayant échoué, il m’expliqua que ses devoirs d’officier l’obligeaient à me sanctionner d’une autre manière...
Il me désigna alors le calcaire qui surplombait Nacham et me dit: « Tu vois ce piton? tu vas séjourner là aussi longtemps que je le jugerai bon pour ta sanction. »
Il m’indiqua que je devrais faire le guet nuit et jour sur ce fichu calcaire qui était flanqué en plein sur la frontière de Chine !
Certes, ça n’était pas un cadeau, mais je continuais de penser que tout aurait pu être beaucoup plus grave!
Le lendemain matin, je trouvai dans la cour l’équipement prévu pour ma défense: trois caisses de grenades offensives, une mitraillette, un colt et des munitions.
Dans une musette on avait préparé mon ravitaillement pour trois jours: des conserves, une gourde de cinq litres d’eau et quelques paquets de cigarettes.
J’avais pour consigne de remettre la totalité de l’armement à la compagnie le jour où prendrait fin ma punition, excepté bien sûr les grenades qui pourraient m’être utiles sur le piton!
Vers midi, accompagné de trois coolies, j’entamai mon ascension.
En traversant le village de Nacham je remarquai les regards ébahis des habitants qui assistaient, il faut bien le dire à un spectacle peu ordinaire.
L’expédition jusqu’au sommet de la roche fut longue et pénible.
Mes coolies me frayaient un passage dans cette brousse dense et hostile.
Je n’arrêtais pas de penser aux brigades de la mort: je n’avais aucune envie de les avoir encore une fois à mes trousses!
Finalement, après maintes difficultés, nous atteignîmes le haut du piton en fin d’après-midi.
Assis chacun sur un bout de roche nous nous mîmes à contempler la nature qui s’offrait à nos pieds en grillant une cigarette avec délectation.
A la tombée de la nuit, un des coolies alluma un feu pour réchauffer les conserves.
C’est avec reconnaissance que je partageai ma ration avec mes compagnons d’infortune ce soir-là et pendant les trois jours où ils demeurèrent avec moi, même s’il fallait parfois jongler pour nous alimenter équitablement!
Je passai la première nuit enroulé dans une toile de tente, la tête reposant sur un rocher, à observer les étoiles.
J’étais inquiet pour moi-même mais aussi pour les trois coolies dont j’avais la garde. De plus, je craignais qu’ils profitent de mon sommeil pour se faire la belle!
Mais le lendemain matin, au lever du jour, ils étaient toujours là.
L’un d’entre eux parlait parfaitement le français.J’avais remarqué depuis le départ qu’il montrait à mon égard une certaine forme de sympathie.Après avoir conversé un peu avec lui sur ses origines et sa famille, il me confia que les siens étaient enrôlés par les vietminhs et qu’à leurs yeux je passerais pour un légionnaire rebelle. Je n’avais donc rien à craindre selon lui! Je ne peux pas dire pour autant que ces propos me rassurèrent...
En revanche, un des deux autres coolies eut une initiative qui me garantit par la suite des nuits presque sereines. Il eut en effet l’idée ingénieuse de former autour de moi une ceinture de sécurité à l’aide des grenades, chacune étant bloquée entre deux cailloux, goupille enlevée et cuiller serrée.
C’était là un travail fort minutieux!
Mais une fois accompli, je me trouvai totalement rassuré: les grenades espacées d’environ 50 cm chacune formaient un bouclier défensif et un système d’alarme infaillible!
Je ne savais comment remercier ce coolie pour son ingéniosité.
En m’assurant ainsi un véritable périmètre de sécurité, il protégeait ma vie ce qui peut sembler paradoxal de la part d’un prisonnier!
Mais il faut dire que durant ce séjour le danger nous avait soudé et nous étions devenus presque des amis.
Aussi, c’est presque honteux que je me munis de mon pistolet pour redescendre à la base avec eux au matin du troisième jour mais il fallait bien que je songe à ma protection pour le retour!
Après les avoir remis officiellement à leur chef de camp, j’insistai pour qu’on les traite avec beaucoup d’égards , vantant leur loyauté et leur esprit de coopération.
Vers midi, je pris enfin un vrai repas bien arrosé, à la roulante et le cuistot me prépara à nouveau mon ravitaillement pour trois jours.
Cette fois, j’allais gravir seul ce maudit piton.
Cette deuxième ascension fut encore plus malaisée que la première et c’est fort péniblement que j’attins enfin mon nid d’aigle.
Ayant sans doute un peu abusé de la boisson et manquant donc d’adresse et d’attention , mon pied heurta en arrivant une des grenades piégées qui explosa dans mes jambes!
Par chance cet accident ne me laissa que quelques égratignures sur le mollet et la cuisse que je soignai immédiatement avec ma trousse de soldat et les moyens du bord.
Puis, je me concoctai un bon petit repas chaud sur le feu .
A la nuit tombante, mon regard se porta vers l’ouest encore rougeâtre du soleil couchant.
Je me laissai aller à rêver, songeant avec nostalgie à ma grand- mère dont la pensée me réconfortait toujours dans les moments difficiles depuis mon arrivée en Extrême-Orient.
Je m’endormis ce soir là paisiblement.
Par la suite, comme le Capitaine Mattei l’avait ordonné, je redescendis tous les trois jours à la base faire le plein en ravitaillement.
Au bout de quelques allers-retours, cette navette me devint familière et après la deuxième rotation, je gravissais déjà le piton avec beaucoup plus d’allant.
Cependant, les journées désormais trop bien maîtrisées commençaient à devenir monotones.
Pour me donner du courage, je pensais à ce qu’aurait pu être mon sort si l’on m’avait expédié en compagnie de discipline.
Paulo-Condor avait en effet la réputation d’être un véritable centre d’extermination: beaucoup de soldats détenus là-bas pour raison disciplinaire n’en sortaient pas vivants. On les envoyait en patrouille sur l’île, seuls, sans encadrement, avec juste une grenade et un poignard de combat, ce qui revenait en quelque sorte à livrer ces hommes à l’ennemi...
Aussi, malgré la sévérité de ma punition, je savourais le fait d’être en vie, libre sur mon piton!
Bref, je restais optimiste!
Et puis un jour vint une heureuse surprise.
Alors que je traversais le village de Nacham avec mon ravitaillement pour rejoindre mon repaire, une nuée d’enfants m’envahit, s’accrochant à mon treillis, gesticulant et manifestant sa joie bruyamment. Je ne les repoussai pas, bien au contraire.
Cet assaut inoffensif et plutôt cordial m’amusait.
Cependant une voix intérieure me conseillait de rester prudent: je connaissais les astuces des viets qui profitaient de toute occasion pour frapper l’adversaire.
La troupe de bambins m’accompagna un bout de chemin.
Le troisième jour , la horde d’enfants s’était amplifiée.
L’un d’entre eux qui parlait français me confia que son père était dans l’armée de Giap.
« Pour nous, tu es un soldat rebelle » dit-il « tu n’as rien à craindre de nos pères ».
Ainsi les prévisions de mon coolie se confirmaient: à priori, je n’étais pas considéré comme un ennemi; mon statut de soldat puni m’assurait une protection inattendue !
Ce soir-là, je fêtai l’évènement:je chantais, dansais, gesticulais comme un pantin, heureux de vivre, me sentant à l’abri de tout danger.
J’avais l’impression que ces enfants me rendaient invulnérable et ce sentiment me rassurait bien plus que mes grenades piégées.
Tout au long de mon séjour une véritable complicité s’instaura avec mes petits amis.
Ces gosses avaient pris l’habitude de m’accompagner jusqu’à mi-parcours de mon ascension se querellant à chaque fois pour avoir le privilège de porter mon ravitaillement.
Ils étaient devenus mes anges gardiens , mes enfants, mes gamins qui me délivraient de la solitude et de l’angoisse.
Tant et si bien que j’oubliais même le temps de peine qu’il me restait à accomplir!
Jusqu’au jour où vinrent jusqu’à moi deux légionnaires envoyés par Mattei.
N’étant pas averti de cette visite, je les reçus à coups de rafales de mitraillette!
« Abruti! » hurlèrent-ils « arrête ton cirque; on t’apporte un poste de radio! Ordre du Capitaine ! »
J’indiquai alors à ces missionnaires inattendus le passage neutralisé pour ne pas sauter sur une grenade.
On discuta un moment puis ils sortirent une carte d’état-major couvrant un certain territoire chinois et tonkinois. Des points de repère numérotés indiquaient des places présumées stratégiques de l’ennemi.
Ma mission consistait à surveiller ces endroits à l’aide d’une paire de jumelles et à informer le PC par radio de tout mouvement suspect sur ces zones.
A la fin de l’après-midi, mes deux copains redescendirent, l’un d’eux me faisant remarquer que le Capitaine Mattei m’avait fait un bien triste cadeau en m’exilant sur ce rocher...
Moi qui avais refusé le poste de radio à Sidi Bel Abbès, je me retrouvais là, bien embarrassé avec cet instrument qui ne m’était certes pas familier.
Alors, pour me distraire un peu, j’imaginai un petit jeu de guerre personnel: j’inventais des mouvements de troupes fictifs ici où là que je communiquais au PC;l es salves d’obus partaient alors des deux canons postés à la citadelle ! Je me payais même parfois le luxe de faire rectifier les tirs, prétendument trop longs ou trop courts dans un zèle empressé !
En revanche, je ne signalais aucun mouvement réel.
Je ne voulais pas risquer de trahir mes enfants et leurs pères...
La guerre produit aussi ses paradoxes tout comme l’amour!
Enfin, arriva le 63ème jour qui annonçait la fin de ma pénitence.
A suivre...
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