Chapitre 10 : En poste à Bo-Cung
Ce matin là, Mattei m’apercevant dans la cour de la citadelle m’interpella pour me signifier la fin de ma punition: « Maintenant tu as payé ta faute » me dit-il, « tu vas rejoindre ta section dans les plus brefs délais; elle a été affectée à Bo-Cung. »
Je remontai pour la dernière fois sur le piton accompagné de mes trois coolies avec pour mission de redescendre dès le lendemain tout le matériel qui m’avait été confié, sauf évidemment les grenades piégées dépourvues de leurs goupilles.
Lorsque je fis part à Mattei de mon système auto défensif, il m’en félicita tout en regrettant que les grenades puissent être récupérées par les Viets.
Je lui fis alors remarquer avec un certain cynisme que ce ne serait que justice puisque c’était justement l’un d’eux qui avait eu cette idée ingénieuse de fortifier mon poste en m’entourant de grenades dégoupillées.
Le capitaine se retira alors dans son PC en grommelant qu’il n’y avait décidément rien à tirer d’une tête de bois comme la mienne!
Le soir de mon retour j’eus du mal à trouver le sommeil...j’avais pris l’habitude de dormir à la belle étoile!
Il faut dire aussi que mes copains ne cessaient de me poser mille questions depuis ma détention dans le blockhaus jusqu’au piton en passant par mon escapade à Hanoï.
Je leur fis donc le récit de mes aventures avec moult détails, le tout bien arrosé comme vous pouvez vous en douter!
Mais je ne parlai à personne des gamins de Nacham et de la sympathie qui me liait à eux.
Le lendemain matin, je devais donc partir pour Bo-Cung, poste situé à environ une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau de notre base.
Avant mon départ, je pris le temps de redescendre au village afin de faire mes adieux aux enfants.
Je leur expliquai avec une certaine émotion que je devais quitter la citadelle et que nous ne nous reverrions sans doute jamais.
Certains avaient des larmes dans les yeux; je crois bien que moi aussi.
Mais je savais déjà que leur souvenir resterait longtemps dans mon coeur tel un talisman précieux..
Là-haut, à la citadelle, le chauffeur de Mattei m’attendait pour me conduire à Bo-Cung.
Pour y arriver nous devions emprunter le col des ananas qui fourmillait de viets comme tous les autres cols de la RC4 d’ailleurs.
Le capitaine, partant du principe que lui-même visitait ses sections sans escorte, n’avait pas jugé bon d’en prévoir une pour nous.
Nous n’avions donc pour nous défendre que quelques grenades et la carabine du chauffeur, ce qui pouvait paraître un peu juste dans ce secteur.
Mais ça c’était Mattei
Ce légionnaire, d’origine corse, que l’on ne présente plus, était un officier exemplaire.
Courageux et incorruptible, il savait aussi faire preuve d’humanité mais n’acceptait ni le découragement ni la résignation.
Il était surtout un meneur d’hommes incontestable et, selon moi, un baroudeur de très haut niveau .
Orgueilleux et intrépide, il était toujours en tête de sa compagnie.
Refusant l’éclaireur, il préférait prendre le risque de sauter sur une mine ce qui lui arriva d’ailleurs à plusieurs reprises mais Dieu merci sans conséquences graves.
Il avait l’habitude de visiter les trois sections de sa compagnie placées en poste tout le long de la RC4 plusieurs fois par semaine . Toujours seul dans sa Jeep, il envoyait son chauffeur au bordel pendant ses inspections qui étaient en réalité surtout destinées à remonter le moral des troupes.
A ce propos, je me souviens d’une anecdote qui aurait pu assez mal tourner pour notre Capitaine.
Parti seul ,comme toujours dans ses déplacements, il tomba un jour sur une embuscade tendue par un petit groupe de viets. On retrouva son véhicule incendié et après quarante huit heures de recherches dans la brousse, c’est la découverte de son képi blanc qui nous mena finalement jusqu’à lui.
Notre pacha avait réussi à échapper à l’ennemi en se réfugiant dans un trou de rocher où il attendait patiemment les secours.
Malgré mon tempérament rebelle et ma jeunesse indisciplinée, j’admirais cet homme à la personnalité authentique, à l’esprit libre et indépendant.
Ses méthodes bien personnelles l’affranchissaient des ordres donnés par les états-majors.
Ainsi, Mattei n’hésitait pas à s’entourer de femmes aux petites vertus, non seulement pour son plaisir personnel mais aussi à des fins de stratégie militaire. Comme je l’ai déjà évoqué, il avait eu cette idée géniale d’expédier à tour de rôle nos belles dans le Yunamm, province du sud de la Chine et frontalière du Tonkin, où étaient concentrées de nombreux bataillons viets en instruction . Ses espionnes de charme en revenaient avec des renseignements bien plus sûrs et bien plus précieux que toutes les dépêches officielles !
Ainsi était notre Capitaine et nous ne pouvions que lui obéir sachant que toutes ses décisions étaient utiles et efficaces.
Il savait à la fois commander et ménager ses hommes.
Je me souviens d’un jeune officier tout frais émoulu de Saint-Cyr qui nous accompagnant lors d’une patrouille qui nous menaça des pires sanctions parce que nous avions décidé de faire une pause sans son autorisation.
Mattei le tança vertement devant tout le bataillon, le sommant de bien vouloir s’adapter à cette guerre plutôt que de rêver aux leçons de conduite enseignées à l’école militaire.
Notre Capitaine respectait et admirait ses soldats et nous le lui rendions bien; il savait qu’il pouvait compter sur nous dans les pires circonstances.
Sa compagnie faisait sa fierté: il la voulait infaillible et toujours performante, l’entretenant constamment dans des principes d’excellence.
Sa personnalité, son charisme mais aussi sa simplicité envers nous le rendaient déjà célèbre.
Ainsi, en ce jour de départ pour Bo-Cung, je devais moi-même être à la hauteur de mon Capitaine. Il voyageait sans escorte et à découvert. Je devais pouvoir le faire.
J’arrivai finalement à bon port, accueilli par le Lieutenant qui d’emblée me confia la responsabilité du blockhaus ouest.
Je me retrouvai donc affecté là, avec mon fidèle 24/29 au n° matricule 18 372. Mon chargeur était un légionnaire corse comme le Capitaine.
Le deuxième tireur au FM était un Allemand équipé d’un BREM, une arme anglaise.
Le troisième était un Slave dont l’arme, un BARR, était également britannique.
L’endroit se situait sur un petit mamelon aux abords de la RC4 entre deux villages, Bo-Cung et Naliet. En bas, ruisselait un arroyo qui allait se jeter dans le fleuve Song Ky Cong serpentant à l’ouest , à quelque cinq kilomètres de nous.
Flanqué sur une superficie de 5000 m2, le poste où nous nous trouvions était protégé par une palissade de bambous qui en faisait le tour.L’intérieur de cette enceinte était truffé de mines de haute densité.
Ce poste avait été construit par des légionnaires avec de la terre, des traverses de chemin de fer et des morceaux de rail découpés au chalumeau.Ils avaient réussi à en faire une petite forteresse avec son boyau intérieur qui permettait de communiquer avec tous les postes y compris le PC et les deux miradors.
La configuration des lieux se présentait ainsi:
- le blockhaus ouest-sud ouest et mon 24/29;
-le blockhaus nord-est et le deuxième FM (BARR);
-le blockhaus nord-nord ouest et le troisième FM ( BREM);
-le blockhaus des autochtones commandé par un sergent- chef slave
Au milieu de l’enceinte se trouvaient le PC du lieutenant, la cuisine ainsi que les deux miradors, l’un armé d’un canon de 20 mm, l’autre d’une mitrailleuse de 50 mm.
Je dois préciser que contrairement aux écrits de Bonnecarrère, ce poste fut édifié sans un gramme de béton.
L’auteur a certainement fait une confusion avec le blockhaus défendant le pont Ballay, tenu par des autochtones et tout proche du nôtre qui était un vestige de l’occupation japonaise .
Installés donc en ce lieu notre quotidien était organisé de telle sorte que nous ne perdions pas le sens du combat.
Ainsi, en dehors des tours de garde et de l’entretien de nos armes nous effectuions régulièrement des patrouilles de nuit parfois jusqu’en Chine toute proche.Nous continuions à traquer les réunions d’embrigadement dirigées par les commissaires de Giap.
Grâce aux renseignements rapportés par nos femmes, nous avions parfaitement localisé la base de formation du fameux bataillon 308 réputé pour être le plus efficace.
Mais nous n’étions pas les seuls à user de l’espionnage !
L’ennemi profitait de la nuit pour s’approcher de notre poste et diffuser ses messages à l’aide de haut-parleurs, nous invitant par nos noms à rejoindre leurs unités. Pour mieux nous convaincre et bien sûr nous déstabiliser, ils n’oubliaient pas de planter sur les bambous de la palissade des têtes de soldats morts, tels des trophées macabres.
Outre l’entraînement au combat, nos journées étaient rythmées par les tâches quotidiennes qui font aussi la vie du soldat.
Ainsi nous faisions notre lessive dans le petit cours d’eau qui serpentait en contrebas.
Un matin, alors que nous étions absorbés par cette occupation, vint à nous un homme fort courtois, s’exprimant dans un français parfait.Il se présenta comme étant le chef du village de Naliet et après nous avoir mis en confiance par sa gentillesse et sa civilité, il nous invita fort aimablement à lui rendre visite. Tout dans son attitude était délicat et posé et nous acceptâmes bien volontiers son invitation sans aucune arrière-pensée.
A notre retour au poste, je fis au Lieutenant le récit de notre rencontre, lui demandant l’autorisation de répondre à cette invitation. Il ne parut pas surpris et me donna son accord à condition que je me fasse accompagné de deux camarades.
Nous nous présentâmes donc chez notre hôte dès le lendemain .
Il nous accueillit dans sa maison, une traditionnelle case en bambou montée sur pilotis.
Sa joie de nous revoir était sincère et je dois dire que nous étions un peu ébahis par un accueil aussi chaleureux.
A notre grande surprise, il nous proposa un choix d’apéritifs digne d’une brasserie parisienne: Whisky, Pernod, Vermouth... Pour nous c’était le Pérou!!!!
Nous eûmes droit également à un excellent canard laqué arrosé d’un délicieux vin rouge « bien de chez nous »!
L’hospitalité bienveillante de cet homme nous réconfortait mais nous sentions confusément qu’elle cachait un mystère.
Au moment du départ, il nous fit promettre de revenir. Nous nous y engageâmes sans hésiter.
Sur la route du retour, nous retrouvâmes quelques copains venus à notre rencontre, émissaires envoyés par le Lieutenant qui commençait à s’inquiéter.
Arrivés au poste, nous fîmes le récit de notre visite avec beaucoup d’enthousiasme.
Le Lieutenant se félicita d’avoir à proximité un chef de village qui visiblement était notre allié mais il nous recommanda toutefois de ne jamais nous rendre chez notre hôte sans son autorisation.
Evidemment, les visites à notre nouvel ami devinrent de plus en plus fréquentes.
Toujours d’humeur égale il nous recevait avec le même enthousiasme . Il aimait nous parler de cette RC4 qu’il avait connu adolescent, bien avant l’occupation japonaise.
Merveilleux conteur, il nous faisait alors le récit d’aventures peuplées de pirates et de richissimes voyageurs qui empruntaient la route.
Grâce à lui, nous apprîmes que la RC4 , bien avant d’être livrée à tous ces sanglants combats, était aussi réputée que la Promenade des Anglais à Nice.
Des convois de notables et de grands bourgeois de HanoïA remontaient la route en direction de Cao-Bang pour rejoindre l’Inde par le nord de la Birmanie.
Ce circuit hautement touristique était aussi fait de haltes dans les villages où les voyageurs se restauraient et passaient parfois la nuit. Ils faisaient ainsi vivre une partie de la population.
Mais cette fréquentation huppée avait bien sûr attiré les pirates et il n’était pas rare de voir des convois équipés d’automitrailleuses pour se protéger des bandits.
Ainsi, déjà à l’époque, à la fin des années 30, la route n’était pas sûre!
Il est vrai que la topographie de la RC4 se prêtait à ce genre d’attaque!
Notre hôte nous apprit que les « Thais Bleus » qui pillaient nos convois aujourd’hui étaient les descendants de ces pirates venus de différents secteurs de l’Asie moyenne.
L’ethnie même qui peuplait la région où nous nous trouvions était selon lui en grande partie issue de cette souche.
Les récits de cet homme nous transportaient dans un univers romanesque et magique.
Nous ne nous lassions pas de l’écouter.
Mais nous sentions toujours planer comme un secret...
Finalement, après plusieurs visites, notre chef de village s’adressa directement à moi, me demandant presque timidement: « Connaissez vous Dijon en France ? »
Bien sûr que je connaissais cette ville proche de mon Jura natal!
L’homme se lança alors dans l’énoncé d’une liste de rues et de lieux qui m’étaient aussi familiers et dont les noms résonnaient bizarrement à mes oreilles à plus de 10 000 km de mon Pays! Ici, au bout du monde, la rue de la Liberté ou le Dancing de la Rotonde devenaient des endroits exotiques !
J’étais stupéfait d’une telle coïncidence !
Notre mystérieux conteur dévoila alors son secret: A l’âge de 20 ans, alors que l’Indochine était engagée auprès des autorités françaises, il avait accompli une partie de son service militaire en France. C’est ainsi qu’il connaissait mon pays et plus particulièrement Dijon.
A ce moment, je ne savais pas encore que j’allais moi-même passer la plus grande partie de ma vie dans cette ville…
Chapitre 11 : Mon baptème du feu
Les journées s’écoulaient ainsi dans mon blockhaus en compagnie de mon chargeur corse.
Ce légionnaire au tempérament assez lymphatique ne m’inspirait guère confiance; je doutais en effet de sa vivacité en cas d’assaut. Or, mon coéquipier devait être capable de recharger les boîtes de mon fusil mitrailleur en toute circonstance.
Je décidai donc de le soumettre à une épreuve afin de tester sa rapidité: il devait effectuer le rechargement le plus vite possible , les yeux bandés.
Chronomètre à la main , pendant des journées entières, je l’obligeai à s’adapter à un rythme de plus en plus effréné.
Je menais ces exercices avec d’autant plus de sérieux que j’étais obsédé par la perspective de mourir avec un fusil vide, faute de munitions.
En lui faisant subir une pression constante j’essayais surtout de lui inculquer la rage au combat.
On murmurait en effet que l’armée rouge préparait une attaque de grande envergure sur la RC4 et que nous allions être confrontés à un adversaire farouche et déterminé.
Il devait être prêt.
Il savait que je ne tolérerais aucune faille dans son service: en tant que tireur au fusil mitrailleur , j’avais en effet la responsabilité de tout un groupe d’hommes dont j’assurais la couverture en cas d’assaut.Nous n’avions donc pas droit à l’erreur.
Les événements allaient révéler en lui un vaillant guerrier.
Le 5 octobre 1950, vers 18h00, un peu avant la tombée de la nuit, une terrible canonnade s’abattit sur nous.
Les obus tirés par des 75 de montagne vinrent claquer sèchement en percutant les blockhaus et les deux miradors avec une précision et une violence extrêmes.
Très vite, mon poste commença à se dégrader; des gravats se mirent à tomber.
Dans le même temps, une ruée de fantassins viets jaillit de nulle part venant assaillir le flanc ouest du poste, juste au niveau de mon blockhaus. Ce terrain leur était favorable: légèrement boisé, il pouvait permettre le repli sans danger.
Nous combâtimes ainsi, pendant une heure environ, douze légionnaires, un officier et vingt cinq partisans contre un bataillon de viets très bien armés et assistés de brancardiers et de porteurs.
Etant situé dans l’axe même de l’assaut ennemi, je ne cessais de tirer sur une masse d’hommes en furie.
Ceux qui venaient se réfugier aux pieds du blockhaus, à l’abri de mon angle de tir, étaient abattus à coups de grenades balancées par l’orifice du créneau.
Très vite le combat se transforma en un véritable carnage.
Quelques viets ayant réussi à pénétrer dans le blockhaus, nous nous retrouvâmes mêlés les uns aux autres dans une lutte acharnée.
Les assauts se répétaient en boucle et les armes ne cessaient de crépiter.
Tout autour de nous ce n’était que cris râles et hurlements.
Mais je ne sentais et ne voyais rien d’autre que l’ennemi au milieu de la poussière et des odeurs de poudre.
Au bout de quelque temps le blockhaus des partisans et le mien commencèrent à prendre feu.
Le Lieutenant hurla alors mon nom et celui de mon chargeur, nous ordonnant de monter sur le mirador à la 12/7, le tireur ayant été abattu.
Nous traversâmes le champ des opérations au milieu des corps de nos camarades morts ou agonisant qui ne pouvaient être évacués tant l’attaque était intense et meurtrière.
Arrivés en haut du mirador, mon chargeur s’aperçut qu’il avait oublié son fusil dans le blockhaus! Furieux, je lui intimai l’ordre de retourner le chercher, ma colère étant décuplée par la rage et l’excitation du combat.
Fort heureusement il en revint vivant!
C’est à ce moment que l’artillerie de Nacham vint nous couvrir en pilonnant le flanc ouest du poste.
Après une longue série de salves d’obus tirés à une distance de 15 km-est, l’ennemi parut se calmer.
Mais Bo-Cung brûlait déjà.
Les flammes envahissaient maintenant le poste de leur lumière funeste.
Je tirais désormais au coup par coup, laissant les brancardiers accomplir leur triste besogne au milieu de l’incendie. J’ignorais combien de morts et de blessés ils avaient pu
évacuer mais en revanche, j’étais sûr d’une chose: le viet ne devait rien laisser derrière lui... tout comme la Légion !
Ainsi, du haut de notre mirador, nous recevions encore les rafales de mitrailleuses, l’ennemi tenace s’acharnant à vaincre définitivement nos dernières résistances.
Mon chargeur et moi n’entendions plus rien, rendus complètement sourds par les quelques 1500 obus tirés tant par les viets que par Nacham. Nous ne communiquions plus que par gestes. En outre, nous étions intoxiqués par la poussière et l’odeur des explosions.
Pendant quelque temps nous vécûmes une petite accalmie qui se transforma de notre côté en attente anxieuse.
Nous savions qu’une nouvelle attaque allait venir et nous la préparions.
Le Lieutenant s’était installé à l’étage inférieur du mirador où était concentrée la plupart de nos provisions. Il nous transmettait les munitions, grenades et chargeurs que nous stockions, tous prêts à l’utilisation.
A ce moment des opérations , je me posais mille questions sur mes camarades dont certains devaient être morts ou grièvement blessés.
Du mirador nous pouvions voir l’emplacement du mortier qui était comme labouré, l’arme n’apparaissant plus.
Je me souviens que mon chargeur et moi , nous nous sommes regardés, muets et accablés par ce que nous devinions déjà...
Vers 23 heures un nouvel assaut fut lancé.
Si les troupes ennemies étaient désormais moins nombreuses, elles n’en demeuraient pas moins fanatiques et acharnées.
Certains intrépides gravissant les parois du bâtiment jusqu’à mon poste, je les repoussais en leur envoyant grenades sur grenades.
Ceux qui avaient conquis le sommet du mirador étaient accueillis avec mon coupe-coupe.
Croyez bien que trancher une tête n’est pas un problème dans ces moments-là, quand la guerre n’est plus qu’un délire mû par la rage de vivre ou plutôt de survivre.
Le combat devenait un carnage, un corps à corps sanglant.
Les plus tenaces se replièrent enfin dans l’enceinte du poste qui continuait de brûler.
Le Lieutenant me passa alors deux ou trois obus de mortier préamorçés que je lançai avec beaucoup d’attention afin que l’obus puisse exploser en percutant la pointe.
Mais je ne pouvais m’empêcher de penser que certains de nos assaillants n’étaient pas des guerriers, que parmi eux se trouvaient sans doute de pauvres paysans pacifiques enrôlés par les médiateurs chinois, ceux-là même peut-être qui nous avaient accueillis et restaurés ...
Au milieu de ce cauchemar, bizarrement, des images de mon adolescence me revenaient en flash; je me revoyais dans le petit bois de ma commune en train de tirer sur des cibles colorées avec les pistolets de mon oncle; moi qui aimait tant l’odeur de la poudre, cette fois j’étais gâté!!!
Je me souviens qu’une espèce de lassitude m’envahit alors. Je n’aspirais plus qu’à une chose: le silence et la paix.
Je distinguais maintenant à peine les silhouettes ennemies se replier au milieu des flammes.
Vers trois heures du matin, le lieutenant qui était toujours au premier étage nous glissa une bouteille de Cognac en nous recommandant de ne pas la confondre avec un obus de mortier! Dans le même temps il nous apprit que la plupart de nos camarades étaient plus ou moins grièvement blessés et retranchés dans les boyaux; lui-même avait été touché à la tête et à l’épaule.
Mon chargeur et moi engloutîmes la bouteille de Cognac d’une seule traite sans être aucunement indisposé ou ivre; l’alcool ne nous faisait aucun effet!
Le Lieutenant nous dit que tout cela était normal , que nous étions en état second.
Nous retrouvions petit à petit la voix et l’ouïe, suffisamment en tout cas pour entendre les râles et les gémissements autour de nous.
Au matin, vers huit heures, Mattei arriva, accompagné de son escorte cette fois-ci. Notre drapeau flottait en haut de son mât, hissé par moi-même sur ordre du Lieutenant.
Le Capitaine nous apprit que Bo-Cung avait été le seul poste à résister sur la RC4: tous les autres avaient dû se livrer à l’ennemi.
Chez nous, aucun des douze légionnaires n’avait été fait prisonnier...malheureusement, certains manquaient tout de même à l’appel.
Mais nous autres nous étions là, cinq soldats bien vivants malgré nos blessures , debouts devant Mattei, dans une lumière spectrale et un décor apocalyptique: notre poste n’était plus qu’un champ de ruine, labouré, déchiqueté et parsemé de cadavres. Parmi ceux-ci certains furent identifiés comme appartenant au fameux bataillon 308 réputé pour son efficacité.
Nous ne savions pas ce qu’étaient devenus les sept autres légionnaires.
Le Lieutenant fut transporté à Hanoï, à l’hôpital Lannessan, ainsi que mes camarades et mon chargeur victime d’une attaque nerveuse.
J’étais le seul valide ; aussi le Capitaine m’ordonna-t-il de rejoindre une compagnie de Sénégalais, en bas de notre colline.
Là, on m’apporta quelques soins; j’avais été touché pendant l’attaque par des éclats de grenade mais mes blessures n’étaient que superficielles.
Après avoir gravi, je ne sais pour quelle obscure raison, un calcaire de proximité nous redescendîmes sur la RC4 où nous fûmes embarqués pêle-mêle dans un GMC en provenance d’unités diverses. Nous devions rejoindre Langson, lieu de reconstitution des forces en leur compagnie d’origine.
Et tout cela se passait dans la plus grande des pagailles.
Chapitre 12 : En transit dans le delta Tonkinois
Arrivé à Langson, je retrouvai la 2ème compagnie, 1er Bataillon du 3ème REI.
Nous fûmes immédiatement transportés dans le delta par un important convoi.
Dans cette région plate et sans calcaire le contraste avec les hauts plateaux était saisissant.
Ma compagnie avait été péniblement reformée aux trois-quarts de son effectif; elle fut complétée par la suite par de nouveaux engagés et aussi par le retour de quelques anciens.
Ainsi,après une semaine environ, je pus retrouver mon Lieutenant, le tireur autrichien et mon co-équipier corse à l’issue de leur hospitalisation.
Cependant, un nouveau chargeur m’avait été affecté.Bavarois, fils d’une respectable famille de paysans, il avait été soldat dans la Wehrmacht; marginalisé à la fin de la guerre, il avait choisi de rejoindre la Légion.
Ainsi, nous nous retrouvions, cinq légionnaires rescapés de Bo-Cung, soudés plus que jamais par ce que nous venions de vivre.
Et cet enfer qui faisait désormais partie de notre mémoire, nous savions déjà que nous ne pouvions le partager avec personne d’autre.
Nos faits de guerre n’intéressaient nullement les jeunes recrues dont l’indifférence nous offensait souvent.
Nous étions encadrés par des officiers frais émoulus de l’école qui ne connaissaient rien des combats de la RC4 et de la guerre.
Bref, l’ambiance n’était plus la même.
Dans le delta, nous effectuions à nouveau des interventions dans les villages, avec toujours les rizières à perte de vue.
L’ethnie de cette région était très différente des Thos qui peuplaient les hauts plateaux.
D’origine chinoise, ceux que nous appelions les Nungs étaient plutôt froids et distants , beaucoup moins affables et accueillants que les braves paysans que nous avions côtoyés tout le long de la RC4.
De toute façon, après ce que nous venions de vivre, tout nous paraissait fade et ennuyeux.
Le coeur n’y était plus.
Une espèce de nostalgie nous gagnait.
Lorsque nous rentrions de nos interventions, on nous occupait à nettoyer des briques de démolition pour en faire je ne sais quoi au lieu de nous laisser libres de fréquenter le bordel , comme avant...
Heureusement, nous avions pu garder nos femmes!
J’avais retrouvé Liu, ma régulière et ses sentiments à mon égard n’avaient pas changé. Cela me réconfortait!
En outre, nos courtisanes savaient fort bien user de leurs charmes et de leur influence auprès des gradés, ce qui nous assurait une certaine protection confortée par notre statut de rescapés de la RC4. Même la « mère matronne » qui m’avait trahi autrefois était revenue à de bien meilleurs sentiments à mon égard.
Et puis je goûtais aussi à certains délices culinaires, avec mon chargeur bavarois et ses recettes bien personnelles. L’une d’elles consistait à fendre un morceau de pain pour y placer une bonne tranche de viande crue assaisonnée d’ail, de sel et de piments, le tout arrosé comme il se doit d’un bon petit vin.
Mais pour nous qui étions habitués aux opérations de commandos et à la guerre, cette petite vie tranquille et sans danger devenait lassante.
Heureusement, la fin de mon séjour approchait.
Deux années s’étaient écoulées et je devais maintenant annoncer mon départ à Liu.
J’avais reculé cet instant car je craignais sa réaction. Et mes craintes étaient fondées. Lorsqu’elle apprit la nouvelle, elle s’effondra, en larmes, en proie à une véritable crise de nerfs; je ne pus la calmer qu’en lui promettant de revenir dans quatre mois, après ma permission. Je savais que je mentais mais la détresse de ma jeune amie me fendait le coeur. Cependant, je n’étais pas prêt à l’emmener avec moi...peut-être n’étais-je pas assez amoureux, tout simplement.
En outre, il me restait encore dix-huit mois pour terminer mon contrat.
De son côté, le Capitaine insistait pour que je prolonge mon séjour mais rien ne me fit changer d’avis.
Ma décision était prise.Je ne voulais pas renouveler mon engagement, même pour l’amour d’une femme.
Cependant, c’est le coeur bien lourd que j’embarquai sur le « Pasteur » en pensant à celle que je laissais derrière moi à tout jamais.
Chapitre 13 : Un jeu dangereux
La traversée sur le « Pasteur » dura 18 jours .
Nous atteignîmes Alger après une escale à Colombo puis à Aden.
Une fois à terre, un train m’emmena jusqu’à Sidi Bel Abbès; de là, je fus expédié à Fez pour y passer mes quatre mois de permission de fin de séjour en Extrême-Orient.
Je garde de ce temps passé dans cette admirable cité un excellent souvenir.
Chaque jour, je descendais en calèche jusqu’au centre-ville avec quelques camarades pour y déguster le couscous local et flâner dans les souks.
Nous ne manquions pas d’argent, le trésorier de Bel Abbès nous ayant versé une triple solde plus une prime et trois mois payés d’avance!
En outre, nous étions l’objet de soins attentifs sur le plan sanitaire.
Ainsi, tous les matins nous recevions une piqûre intra- musculaire de « coco-dylate » pour nous rendre l’appétit et surtout permettre à nos voies digestives de reprendre leur fonctionnement normal.
Le médecin-major nous suivait de très près, notant semaine après semaine une nette amélioration.
Après ce petit séjour de remise en forme,je dus rejoindre Sidi Bel Abbès en fin de permission pour être affecté à Mascara dans un centre d’information et d’instruction pour jeunes recrues.
Là, je retrouvai le Commandant Jean-Pierre auprès duquel j’avais été muté à Hanoi sur ordre de Mattei.
Il me reconnut immédiatement et m’affecta avec trois camarades anciens de l’Indo dans un groupe de démonstration expérimental; il voulait y tester, nous dit-il, un mode d’instruction encore inédit.
Il nous laissait libre de monter nos propres programmes en nous inspirant des scénarios de guerre que nous avions vécus et des stratégies adoptées dans l’armée de Giap.
S’il s’agissait là d’une mission de confiance valorisant notre expérience militaire, je n’en ressentais pas moins un certain malaise vis à vis de ces jeunes que nous devions former.
Allemands pour la plupart, orphelins , désoeuvrés ou marginalisés par la seconde guerre mondiale, ils s’étaient engagés dans la Légion pour échapper à la misère davantage que pour faire la guerre.
Je savais qu’on avait installé à Kiel un important centre de recrutement.
Je comprenais leur démarche mais j’aurais voulu les dissuader, leur révéler l’horreur et toutes les atrocités meurtrières qui pouvaient les attendre là-bas.
Evidemment, ça n’était pas ce que l’on me demandait et je ne pouvais pas faire acte de trahison!
Je devais me contenter d’instruire.
On nous confia un 4x4 Dodge avec chauffeur et tout ce qu’il fallait pour nous mettre dans la peau d’un viet: uniforme, armement, casque, munitions, grenades à blanc.
Au début, cette reconstitution nous parut dérisoire voire grotesque: après ce que nous avions vécu, on nous demandait de faire semblant, de jouer à la gue-guerre!
Et puis nous avions l’impression aussi que cette foutue guerre nous collait à la peau puisqu’on nous demandait de la mettre en scène, de la faire revivre avec nos souvenirs, en plus dans la peau de l’ennemi!
Mais peut-être était-ce là aussi un bon moyen d’exorciser cet enfer qui déjà hantait notre mémoire.
Ainsi, à raison de deux ou trois séances par semaine, nous devions imaginer des scénarios toujours différents et de plus en plus subtils.
Finalement, au bout de quelque temps, nous nous prîmes au jeu et les embuscades que nous tendions à la compagnie d’instruction , inspirées de celles que nous avions connues en Extrême-Orient, devenaient tout aussi redoutables! Et puis, aucun gradé n’était là pour nous superviser et nous pouvions accomplir notre boulot en toute liberté.
Nos efforts nous valurent d’ailleurs une excellente notation de l’instigateur de cette formation, le Commandant Jean-Pierre.
Il est vrai que nos méthodes s’avéraient très efficaces sur le mental des jeunes engagés.
Mais je devrais plutôt dire « la plupart », car certains, impressionnés par cette école de guerre et ses simulations d’une réalité barbare et sans pitié, préféraient déserter.
Ces malheureux étaient inévitablement récupérés par notre police militaire , reliée à des réseaux d’informateurs locaux qui bénéficiaient d’une prime à la dénonciation...
Ils étaient alors conduits à Colomb-Béchar, centre pénitentiaire de la Légion étrangère, pour y purger cinq longues années de détention; à leur sortie, ils reprenaient leur engagement, à nouveau pour cinq ans!Ainsi, les pauvres bougres accomplissaient dix ans dans la Légion, ce qui , paradoxalement, les conduisait presque à faire carrière!!!
Durant toute l’instruction, des consignes d’avertissement mettaient pourtant en garde les jeunes recrues, les informant des risques qu’ils pouvaient encourir s’ils tentaient l’aventure.
Malgré cela, on estimait que les désertions représentaient à l’époque environ 10% de l’effectif !
Mais encore une fois, tous ces jeunes, paumés dans la vie civile, désoeuvrés, victimes de la guerre 39/45, ayant parfois tout perdu dans les bombardements, tous ces pauvres gosses donc savaient-ils vraiment ce qu’ils faisaient en s’engageant dans la Légion ?
Ceux qui avaient eu le courage de rester jusqu’au bout de l’instruction devaient se soumettre à la dernière étape qui , en quelque sorte, validait la formation.
Pendant que les trois autres instructeurs et moi-même tirions à balles réelles avec nos mitrailleuses sur un objectif fixé à cinquante centimètres du sol,toute la compagnie devait ramper sous ce champ de tir avec les bardas de combat
A l’issue de l’exercice le Commandant félicitait chacun de nos élèves: après cette formation, tous devaient être prêts à livrer bataille en Indohine.
Nous étions en 1952:
Ce sont vraisemblablement ces troupes qui tombèrent à Diên Biên Phu en Mai 1954.
EPILOGUE.
Le mois d’août 1953 arriva .
Malgré plusieurs convocations m’incitant à me réengager, je vis enfin venir le jour de ma libération
Je quittai la Légion sans pécule mais doté d’un certificat élogieux qui vaut encore pour moi bien plus cher que tous les curriculum - vitae du monde.
A la Malmousque, près de Marseille, on me remit une tenue civile et à titre exceptionnel, je pus garder mon képi blanc, mes épaulettes, ma fourragère et mon bidon.
Arrivé à Lons le Saunier, je regagnai Condamine, mon village natal, à pied, dans la nuit et sans un sou en poche.
Il était environ trois heures du matin quand je frappai aux volets de la maison.
Ainsi, je revenais tel que j’étais parti, pas plus riche, pas plus pauvre, ni pire, ni meilleur...
Mais le jeune adolescent qui tirait autrefois sur des cibles en carton en rêvant à la guerre s’était transformé en homme, convaincu comme tous les soldats que l’héroïsme n’est rien , juste une dose de chance, une once de protection et surtout beaucoup de foi en la vie.
Dans cette guerre 40 000 hommes se sont engagés; y sont morts 310 officiers, 1100 sous-officiers et 10 000 légionnaires.
A Diên Biên Phu, la Légion a fourni 50% des troupes engagées.
Avec 1500 morts et 4 000 blessés, seulement 30% de ses effectifs en est sorti indemne.
Voici le tribu d'une guerre absurde sans compter les prisonniers qui ne sont jamais revenus...
FIN
© Gérard GILLE - mars 2009.