Les combats des Eparges par Xavier PIERSON

 

 Il existe un plan classique pour expliquer une bataille ; il faut présenter les forces en présence, la tactique employée, la chronologie des évènements, le bilan des pertes et annoncer le vainqueur. Les ouvrages traitant de cette bataille ont utilisé cette méthode excellemment didactique. Pourquoi s’en affranchir ? Mais il est nécessaire d’expliquer en quoi les combats des Eparges sont emblématiques. Plus que partout ailleurs dans cette Grande Guerre qualifiée d’industrielle et de totale, la place de l’homme est restée prépondérante. Toute la puissance de feu, tout le pouvoir de destruction se sont concentrés là, sur crête d’un peu plus d’un kilomètre de long. Cette terre fut martelée, remuée, bouleversée, chamboulée à l’extrême au point de recueillir des milliers de disparus, de soldats sans sépultures, sans noms, sans croix…

Ainsi, au-delà de ce plan logique, il faut insister sur les dimensions humaines. Que l’exposé devienne récit, histoire d’hommes ! Le champ de bataille des Eparges ne possédait pas les critères traditionnels pour une confrontation ; pas de grande plaine pour les déploiements de masse, pas d’axes pour les mouvements tactiques, pas de place forte à investir, pas de dimension symbolique à acquérir. Pourtant, l’affrontement, un des plus violents du premier conflit mondial, aura lieu de février à juin 1915. Et dans cet affrontement titanesque, le futur écrivain Maurice Genevoix est présent. Il écrira : « Ce que nous avons fait c’est plus qu’on ne pouvait demander à des hommes et nous l’avons fait ».

 

 

Le village des Eparges regroupait, à la veille de la Grande Guerre, environ deux cents âmes. Un village rue, comme tant d’autres en Meuse. Un village de paysans, de journaliers, d’artisans, de petits commerçants. Tous ces hommes ont rejoint leurs corps d’affectation et neuf d’entre eux (environ 20%) y laissèrent la vie. Dans les collines qui abritent la commune et dans la vallée du Longeau qui la borde, on cultive tout ce qui peut pousser et produire ; la terre est généreuse, lourde d’argile avec des lopins de calcaire pour accueillir la vigne. Les Eparges est dans un écrin. En gravissant les crêtes à l’est, on découvre au bout du chemin la grande plaine de la Woëvre et au-delà Metz, à quarante kilomètres, avec sa garnison allemande ; en montant à l’ouest, on entre dans la forêt avec sa Tranchée de Calonne et plus loin la Meuse. Il est évident que les hauts à l’est paraissent stratégiquement très importants. Promontoires excellents pour l’observation des mouvements et l’application des tirs, il convient de s’y installer les premiers, de s’y retrancher au plus vite et au mieux.

Les Allemands ne s’y trompent pas.

A la fin d’août 1914, ils traversent la Woëvre, franchissent les Hauts, dépassent la Tranchée de Calonne et déboulent sur la Meuse. Ils espèrent passer rapidement sur la rive gauche, prendre à revers Verdun et frapper le flanc droit d’une armée française qui recule depuis un mois. Mais celle-ci réagit sur la Marne et repousse l’envahisseur. Sur la Meuse, les forts résistent et les Allemands ne peuvent qu’occuper Saint-Mihiel. Du coup, une grande partie des forces repart vers l’est et décide, justement, de s’installer sur les Hauts de Meuse. C’est la crête des Eparges qui est choisie. Elle n’est pourtant pas la plus haute (moins de 350 m). D’emblée, l’occupant creuse, fortifie, bétonne. Le train, tortillard plutôt, arrive au pied du mouvement de terrain, à Combres. On aménage des galeries, des abris, des postes de commandement, de secours, de tir… La crête se couvre de tranchées et de boyaux, s’hérisse de chicanes et de fils de fer barbelés. Les Français se déploient dans la forêt à l’ouest où ils placent leur artillerie, dans les ruines du village et sur la colline de Montgirmont, juste au nord de la position allemande.

De l’automne 1914 au tout début de 1915, les positions ne changeront pas. Certes, on se fusille, on se mitraille, on se bombarde de temps en temps mais rien de déterminant, de préoccupant. Si les choses pouvaient en rester là…

 

 

En janvier 1915, le commandement français décide de reprendre l’initiative. Des offensives seront lancées en Woëvre, en Argonne et à Saint-Mihiel. C’est tout le secteur meusien qui semble visé. Le promontoire allemand des Eparges devient un objectif prioritaire. La date de l’attaque est fixée au 14 février puis repoussée de trois jours pour cause de mauvais temps. L’artillerie est massée sur la Tranchée de Calonne. Il s’agit de 75 mm, de 90 mm, de 120, de 155 et même d’obusiers de 220. L’infanterie occupe l’ouest et le nord de la crête à portée de fusils de l’ennemi. Les premières lignes s’observent facilement ; à hauteur de Montgirmont quelques centaines de mètres les séparent. Pour les troupes positionnées dans le village, elles devront franchir le Longeau, petit ruisseau qui ne constitue pas un obstacle mais un fort désagrément pour qui veut le franchir à gué, en hiver.

Le 17 février, vers 4h15, les déplacements pour rejoindre les positions d’assaut s’exécutent. Personne ne se doute de la violence à venir. Pourtant tout est prêt pour anéantir l’adversaire. Toute la matinée, l’artillerie française déverse un déluge d’obus ; vers 14h, il est procédé à la mise à feu de quatre mines placées sous les tranchées allemandes. La déflagration est telle qu’elle est perçue physiquement à une vingtaine de kilomètres de l’explosion, dans la plaine de la Woëvre. C’est toute la crête des Eparges qui tremble. La frayeur empoigne tous les combattants : du jamais vu, du terrible… La crête est recouverte de fumée et sous celle-ci, il y a les hommes qui subissent et attendent l’attaque et ceux qui observent et préparent l’assaut. Ces derniers appartiennent pour la plupart aux 106e et 132e RI, régiments champenois de Chalons. Maurice Genevoix avait rejoint le 106 au début d’août 14.

A partir du 17 février, la bataille des Eparges n’est une longue suite d’attaques et de contre-attaques, de prises de tranchées et de reconquêtes de position. Combats de corps à corps, baïonnette au canon, avec képi sur la tête car le casque Adrian ne viendra qu’à l’été, voire l’automne 1915. Combats d’un autre âge avec des armes modernes d’une puissance destructrice inégalée. Les tranchées de premières lignes ont disparu ; elles ne sont qu’excavations de boue et de sang. La ligne de front, claire sur la carte, ressemble à un enchevêtrement de positions isolées tenues épisodiquement par l’un ou l’autre des adversaires. Les hommes qui tiennent et les autres qui attaquent, tous manifestent un courage extraordinaire, une ténacité inébranlable, une abnégation admirable. Les philosophes, les moralistes, pourront toujours chercher le pourquoi des choses ; les Poilus des Eparges ont montré le comment. L’acte et non le discours sublime l’homme. Au cours de cette bataille, les actes de bravoure, pour ne pas dire d’héroïsme, n’ont pas manqué.

 

 

 

Il faut lire Maurice Genevoix et son magistral ouvrage Ceux de 14 (Tome IV : Les Eparges) pour les saisir comme un cliché pris à l’improviste. C’est ce soldat mortellement blessé ; il ne peut pas parler mais il indique, par un regard intense, à l’auteur, chef de section, qu’il ne doit pas continuer sa progression. Un tireur allemand est aux aguets en face. Il n’avait plus que les yeux pour continuer la lutte… C’est ce jeune lieutenant saint-cyrien, Porchon, ami de Genevoix, qui crâne dans les ruines du village pour impressionner ses hommes et mourra le 18 février à la tête de sa section. Blessé une première fois, il veut rester en première ligne mais ses hommes l’entraînent à l’arrière pour… recevoir un fatal obus. C’est Maxime Réal Del Sarte qui refuse de se faire relever par un père de famille et qui est atteint, quelques instants plus tard, par un obus lui arrachant un bras. Après la guerre, il reprendra son métier de sculpteur et réalisera le magnifique monument des « Revenants » à la gloire des soldats du 106e RI. Ce sont tous ces soldats, anonymes et disparus, qui ont combattu aux Eparges. La Crête a enseveli environ 20 000 Français dont presque la moitié n’a pas de tombes. D’ailleurs, une jeune artiste, Mina Fischer, fiancée à un lieutenant porté disparu, décide de sculpter une fresque à « Ceux qui n’ont pas de tombe ». Cette belle œuvre orne le monument du point X. Devenue par la suite la Comtesse de Cugnac par son mariage avec un grand mutilé de la guerre, elle n’aura de cesse de commémorer chaque lundi de Pentecôte les combats de 1915. Aujourd’hui la cérémonie existe encore.

A la bataille des Eparges toutes les armes les plus meurtrières ont été employées et, pour certaines expérimentées. Ce fut le cas des mines. Il s’agissait de placer au bout d’un tunnel étroit une charge importante d’explosif juste à la verticale de la tranchée ennemie. On a lu plus haut que les Français avaient tiré, le 17 février, quatre mines et que l’explosion titanesque avait été perçue loin dans la plaine de la Woëvre. Mais il y en eut bien d’autres mises à feu. Les deux adversaires ne s’en sont pas privés. Environ 60. Certains spécialistes évaluent la plus grosse charge à 40 tonnes… A la bataille des Eparges, les éléments naturels ont ajouté à l’horreur. Un froid intense coupé par des pluies glaciales, un sol d’argile devenu terre de boue, accentuaient les souffrances des soldats. La lutte était continuelle ; rien n’épargnait les combattants. La soupe arrivait rarement en première ligne et quand elle y parvenait elle n’en était plus une. 

Les offensives françaises cessèrent courant juin. Elles avaient atteint le point C, le sommet, mais il restait encore 400 m pour que la conquête fût totale. L’Etat-major avait jugé les pertes trop importantes, les sacrifices trop grands. C’est tout dire. Il faudra attendre septembre 1918, pour chasser définitivement les Allemands de la crête avec l’aide des Américains.

Le combattant des Eparges préfigure celui de Verdun, l’année suivante. Malgré l’âpreté des combats et les pertes énormes qui en découlèrent, le Poilu des Hauts de Meuse résista aux contre-attaques et donna l’assaut avec fougue et détermination. S’il rechigna parfois, il fut discipliné, stimulé par l’exemple des chefs de contact et non contraint par une hiérarchie supérieure. Ils furent des héros et non des victimes ; ils ont préféré être des hommes de devoir. Que les citoyens d’aujourd’hui soucieux de leurs droits se souviennent de ces géants.

 

Colonel (er) Xavier PIERSON, Saint-Cyrien de la « Guilleminot », 1975-77,

Officier de la Légion étrangère, ancien Chef de corps du 1er Régiment étranger à Aubagne

Maire des Eparges