Où l’on comprend comment certaines raideurs de caractère s’assouplissent entre les latrines du quartier et le bureau du comptable de la compagnie…
La caisse noire (suite):
« Alors qu’il recherchait une situation, il avait rencontré celle qui allait devenir sa femme. Elle avait tenu des fonctions d’infirmière en chef dans un hôpital militaire, était veuve d’un médecin-capitaine et possédait en héritage un hôtel-restaurant dans une petite station balnéaire du Massif Central. Sans être un pactole cet héritage pouvait faire vivre très largement le ménage. Laurier n’était pas de trop dans l’affaire. Il s’occupait des achats et, bien sûr, se chargeait de la comptabilité. Cependant le même démon du perfectionnisme continuait de l’animer. La tension montait parmi les employés et dans son ménage. Tantôt le poisson filait dans les poubelles, sans doute parce qu’il ne frétillait pas dans le congélateur, tantôt le maître d’hôtel subissait une algarade sévère pour une vétille. Enfin, rien n’allait à sa convenance et les clients comme les fournisseurs se trouvaient englobés dans cette vague de purification. Un soir une scène éclata entre son épouse et lui.
- « J’en ai vraiment assez de ces observations injustifiées pour des broutilles. Le personnel agit de son mieux et tes remontrances ne font que le décourager, occasionner des maladresses et créer une atmosphère pesante. La clientèle commence à aller ailleurs. Moi-même je n’en peux plus ! Cette maison est à moi. Je sais ce que j’ai à faire. Occupe-toi de ta comptabilité et laisse-moi la direction de l’ensemble. Sinon, nous courons à la ruine. »
- « Puisque tu n’approuves pas ce que je fais ici pour le bien et la réputation de cette maison, qui est la tienne, je ne le sais que trop, je vais partir. J’irai m’engager à la Légion. Il paraît que c’est une formation militaire très stricte. J’espère y trouver un cadre à ma convenance, plus net et plus rigoureux que ceux dans lesquels j’ai évolué jusqu’à présent. »
- « Va où tu veux ! Je lui souhaite bien du plaisir à ta Légion, elle te restituera rapidement. Le temps d’un aller et retour. Allons, nous sommes en plein dans les sottises ! Prends quelques jours de repos, calme-toi et repartons du bon pied ! »
- « Adieu, tu me regretteras parce que tu ne me comprends pas ! »
« C’est ainsi que Laurier se retrouva à Sidi-Bel-Abbès comme engagé volontaire, de nationalité déclarée suisse et rajeuni de douze ans, pour se donner une bonne marge avec la limite supérieure d’âge exigée pour le service. Son dossier comportait, selon ses déclarations, la mention «Illettré et sans profession ». Comme tous les engagés, il fut dirigé sur Saïda pour y recevoir l’instruction élémentaire du combattant ainsi qu’une formation légion de base. Il découvrit là un univers pas banal, pas comme ceux dans lesquels il avait évolué, mais aussi un monde viril, dur et cependant fraternel. Le dépassement de soi dans l’entraide, une fraternité naturelle face aux épreuves, la rigueur des mouvements, un cérémonial et des traditions spécifiques à ce corps l’enchantèrent. A la fin de sa période d’instruction où il s’était parfaitement comporté, il fut convoqué par le sergent-major pour percevoir la portion de la prime d’engagement qui lui revenait. Il commit cependant l’erreur de signer la feuille d’émargement d’un magnifique et élégant paraphe. Le sergent-major considéra pensivement la signature et, en le toisant, lui dit :
- « Tu as une belle plume pour un illettré ! J’ai besoin de quelqu’un qui écrive correctement. Celui que j’avais vient de partir, muté en Extrême-Orient. Je recherche un remplaçant. Je t’ai déjà repéré. Je me trompe rarement. Je sens que tu sais manipuler les chiffres. »
- « Je ne sais ni lire ni écrire. J’ai appris tout juste à signer. C’est un dessin que je fais pour ne pas mettre une croix. Je souhaite partir dans une formation de combat, le plus loin possible. »
- « De toute façon tu restes ici et tu seras affecté dans mon service, au moins pour un certain temps. En attendant que la connaissance de l’écriture te revienne, tu vas prendre le balai et procéder au nettoyage de toutes les latrines du quartier. Tu seras contrôlé ! Si elles ne sont pas impeccables, au gnouf ! »
« Laurier résista d’une manière plus qu’honorable, aux dires de plusieurs fortes têtes. Il fit cependant sa reddition en disant à son tortionnaire qu’il acceptait les fonctions de comptable mais que le sergent-major ferait bien d’y regarder à deux fois, car il s’arrangerait pour le posséder et avoir sa peau, sur le plan strictement personnel, bien sûr, et dans ces fonctions.
-"Essaye toujours et tu te retrouveras en caleçons rayés, mais en attendant va prendre une douche, car tu pues! Ensuite reviens. Je te montrerai quel sera ton travail ici. Fiche-moi en l'air ce balai que tu traînes partout! On se demande bien pourquoi. II sent aussi mauvais que toi."
C'est de cette manière que le préposé aux latrines entama, dans la contrainte, une carrière de comptable où sa rectitude, sa rigueur et une aisance naturelle dans le maniement des chiffres, firent de lui un responsable de grande qualité. Il éprouvait une certaine jouissance à aligner des colonnes de chiffres, avec une plume élégante. II aimait faire des opérations à une vitesse incroyable. Il excellait dans la présentation de bilans et de graphiques clairs. Il prenait plaisir à constater qu'il ne commettait jamais d'erreur dans ses manipulations de numéraire. Il n’eût pas le temps de mettre à exécution la vengeance qu'il méditait contre son sergent- major pour une cooptation abusive. Le commandement, estimant qu'il assumait ses fonctions d'une manière parfaite, lui donna le poste de comptable, en même temps que les galons de caporal-chef. On expédia son supérieur immédiat dans une formation dont le trésorier venait de commettre une faute grave, entrainant une cassation et requérant une remise au net de la comptabilité. Laurier eut le loisir d'effectuer son contrat de cinq ans d'une manière parfaite, en bénéficiant d'un avancement exceptionnellement flatteur, d'ailleurs mérité par la qualité des services rendus, et parce qu'il passait avec brio les différents examens d'aptitude militaire pour le franchissement de grade. II rengagea à l'expiration de son premier contrat, fit modifier son état civil de la Légion pour récupérer sa véritable identité, ce que l'on nomme "Ia rectification" en jargon militaire, renoua avec sa femme, d'abord sous forme épistolaire, puis la fit venir, avec la réserve formelle qu'ils ne vivraient que de sa » « solde. Il avait été réclamé, à diverses reprises, pour redresser des situations comptables difficiles, dans différents corps de troupe. Au moment où commence ce récit, il servait, comme adjudant, dans la compagnie saharienne de Légion étrangère d'A…, très apprécié des deux commandants de compagnie qui s'y étaient succédé. C'était certes un maniaque de l'honnêteté, un formaliste pointilleux au caractère rugueux, mais aussi un responsable très sûr et efficace. Il remplissait des fonctions normalement dévolues à un officier et était traité comme tel. Ses camarades le respectaient mais sans réellement l'aimer, en raison de son caractère cassant et abrupt. Les légionnaires, pour les mêmes raisons, n'avaient pas une grande inclination pour ce gradé à l'air hautain, sans chaleur humaine et d'une méfiance toujours soupçonneuse. Dans la compagnie, ils l'appelaient "le grand nasique", ce que les personnels d’origine germanique avaient transformé en « nasus », pour souligner un appendice nasal aussi développé que celui de Cyrano de Bergerac.
Quand l’intendant entra dans la grande salle où il y avait le coffre-fort et dans laquelle on payait les légionnaires, Laurier en un tour de main, aligna tous ses livres de comptes, les étala sur une grande table, puis ouvrit le coffre avec l’air d’un martyr entrant dans l’arène. Tandis que l’intendant comptait le numéraire en caisse, Fuhr sortit rapidement pour vérifier si les indications brèves données à von Borzyskowski, concernant le dépannage du véhicule de l’intendant étaient en cours d’exécution et préciser qu’il voulait avoir une idée des délais nécessaires à la remise en état. Il souhaitait que tout soit mis en œuvre pour que le visiteur, arrivé de façon inopinée, puisse repartir aussi rapidement que possible, sans s’attarder outre mesure sur ses contrôles. Il dut se contenter d’une réponse dilatoire : on ne connaissait pas encore la nature de la panne, mais il fallait penser que la voiture ne pouvait pas se retrouver réparée avant le début de l’après-midi, dans les meilleures conditions, si toutefois on disposait des pièces de rechange nécessaires.
À son retour il s’aperçut que l’intendant Candéla achevait de constater que la caisse était en conformité parfaite avec le registre comptable et que les pièces justificatives correspondaient bien aux opérations effectuées. Apprenant que son véhicule serait disponible, au mieux, dans le courant de l’après-midi, l’intendant manifesta alors l’intention de procéder au contrôle des magasins de la Saharienne, après avoir effectué une visite rapide aux cuisines. Le lieutenant en premier l’invita chez lui, pour le repas de midi que l’on prendrait dès l’inspection des magasins terminée. Il avait fait prévenir sa femme, discrètement, d’avoir à mettre un couvert de plus pour un hôte de marque, à bien soigner. La visite des cuisines ne souleva aucune remarque et les vastes magasins de la compagnie, s’ouvrirent pour une inspection. Normalement une telle opération ne pouvait qu’être rapide par le biais de quelques sondages portant sur des matériels essentiels. En effet, un contrôle complet exigeait de un à deux jours car les approvisionnements d’une formation saharienne surprenaient toujours par leur nombre, leur variété et le caractère insolite de certains d’entre eux. Les magasins ressemblaient à une sorte de caverne d’Ali Baba. Il y avait en eux quelque chose qui rappelait les Galeries Lafayette, Félix Potin et le Grand Bazar d’une ville de moyenne importance. On pouvait y trouver tout et n’importe quoi d’indispensable, d’utile et d’inutile. Ce qui n’était pas en rayon pouvait être commandé sur catalogue et livré après un certain délai, qu’on ressentait avec agacement. L’éloignement dans le Sud en était la cause et aussi la justification de cet invraisemblable bric-à-brac. Il faut dire quelques mots, ici, de l’administration des unités sahariennes que le général Laperrine avait mise sur pied, aux temps lointains de la conquête. Les compagnies méharistes recrutaient des autochtones, venant chacun avec deux méhara*, équipés pour des expéditions guerrières. Ils touchaient une paye élevée mais avec obligation, en contrepartie, d’acheter leur uniforme réglementaire et de subvenir, eux-mêmes, à leur alimentation personnelle, en mangeant chez eux ou en emportant les vivres dont ils auraient besoin pour un raid d’une durée donnée. Seule l’arme était fournie en dotation réglementaire par le gouvernement. Les compagnies sahariennes de Légion avaient été créées, beaucoup plus tard, sur les mêmes principes : on achetait sa tenue et on recevait une somme forfaitaire pour l’alimentation. Afin que chaque légionnaire n’ait pas à faire individuellement sa cuisine, on admettait la constitution d’une « popote collective », pour la troupe, sorte de mess du soldat, chargée de préparer et de distribuer les repas dans les réfectoires. En fin de mois on retenait, sur les sommes versées à chaque légionnaire, la quote-part individuelle qui lui revenait pour sa nourriture. Ce système, plus compliqué que celui en vigueur dans les corps de troupe de la métropole, fonctionnait correctement, mais requérait une certaine souplesse comptable. Comme la solde se préparait une dizaine de jours avant d’être versée, il fallait estimer les dépenses à venir pour la décade suivante, en matière d’alimentation, quitte à corriger le mois d’après si la différence avait été sensible entre les prévisions et la réalité. Les fêtes pesaient souvent assez lourd dans les estimations, surtout lorsque le capitaine désirait se montrer généreux, ce qui s’effectuait sur les deniers de la troupe avec un mois de retard, au moment où l’amélioration de l’ordinaire faisait déjà partie d’un passé en voie d’oubli...
L’intendant parcourut les premiers rayons du magasin d’un pas vif. Il s’arrêta, d’un air intrigué, devant une cotte de mailles soigneusement huilée et placée sur un cintre massif...".
(à suivre…)
Recueilli par AM