« Eh ! L’abreuvoir qui sonne ! » me dit Bazureau en me secouant par l’épaule.
Etendu sur mon lit, je sommeillais. A la suite de la formidable étape, j’avais piqué un accès de fièvre, qui me tenait depuis plusieurs jours. Je me consolais en constatant que les derniers arrivés, ceux du même renfort que moi, étaient encore plus mal en point.
Quelques-uns d’entre eux, vraiment éprouvés, avaient été désignés pour s’en retourner à Béchar. On ne gardait à la Montée que ceux qui étaient capables de « tenir le coup ». Pour n’être pas parmi les éliminés, je ne me portai pas malade.
Malgré l’extrême fatigue et la fièvre j’étais soulevé d’enthousiasme à la pensée d’avoir pris part à la fantastique randonnée. Je voulais rester. Je voulais voir de grandes choses. Tant bien que mal je m’efforçais de faire mon travail.
Je me levai lentement, la tête lourde, les reins et la nuque raides.
« Tu veux que je fasse l’abreuvoir à ta place ? » me proposa Sikora, un ancien caporal.
- Merci ! laisse, je le ferai bien ».
A l’abreuvoir, accoté au bassin en zinc, je me cramponnais, craignant de perdre l’équilibre. Un éblouissement faisait tout tourner devant moi en cercles vertigineux. Ce premier entraînement avait été dur. D’autres plus habitués quemoi, des anciens, ne valaient guère mieux après quatre jours de repos.
J’avais eu peur à mes débuts, une des plus dures étapes que la compagnie ait faite. Le lieutenant commandant le peloton vint voir les mulets à l’abreuvoir. Je me redressai et me mis à parler à l’un des muletiers les plus proches, mais je n’avais pas la voix bien ferme.
Lorsque je revins à la chambre, trois hommes buvaient un bidon de vin rouge. On les voyait toujours ensemble, magnifique équipe de copains. S’ils n’avaient pas d’argent, plus de tabac, c’étaient tous les trois en même temps, et en route tant qu’ils restait de l’eau dans le bidon de l’un d’eux il y en avait pour les deux autres.
C’étaient Bazureau, un parisien, que l’on appelait Marcel pour le distinguer de son frère René, alors hospitalisé à l’infirmerie d’Erfoud, et que je ne devais connaître que quelque temps plus tard ; et les deux Benz, qui n’étaient pas frères, Jules, le « Grand Jules », un allemand long et sec, et Henri, luxembourgeois hilare complétement édenté par le scorbut.
Jules m’appela.
« Allez ! Viens boire un coup ! C’est rien ce que tu as, c’est la fatigue, ça va passer. T’as tenu le coup, pour un bleu ! Un type qui marche bien, qui fait son boulot et qui se tient au baroud, le lieutenant le tirera toujours d’affaires en cas d’embêtements. Il t’a rien dit, mais il t’a sûrement remarqué. Enfin maintenant t’as les pieds faits ! Te voilà ancien de la Montée ! »
Les deux autres approuvèrent. Ils me conseillèrent : « Te bourre pas de quinine, tu vas te détraquer ; prends plutôt de l’aspirine et puis bois un coup de vin chaud et couche-toi. Tu vas transpirer un moment, ensuite tu dormiras bien, et demain ça sera passé ».
A partir de ce jour, sans autre discours pour reconnaître mon admission, je fis partie de leur bande, que je baptisai un jour « la tribu ».
Sauf Henri, toujours satisfait, nous avions, Jules, Marcel et moi – et plus tard René – des caractères assez difficiles. Jamais pourtant le moindre dissentiment ne vint nous diviser. La solide estime que nous avions les uns pour les autres triompha de tout.
Nous devions aller ensemble à toutes les grandes affaires de l’Atlas.
D’ailleurs tout le monde vivait dans un esprit de camaraderie inconnu de tous ceux qui n’ont pas fait le bled, ce qui n’excluait pas les grognements et les querelles, mais qui impliquait les plus magnifiques dévouements, et la Montée, toujours perdue dans le bled même quand elle était au repos à son poste d’attache, était le type de la compagnie de vrais légionnaires, à ce point de vue comme à bien d’autres.
A suivre : « Premières images de bataille »