A midi le lendemain nous avions atteint l’objectif de la première avance.
Déjà sur l’emplacement prévu pour camper nous avions déchargé les bagages et allumé les feux de cuisine, quand l’ordre arriva aux compagnies montées de se rassembler en formation de combat, sans mulets, dans la direction d’une petite casbah entourée de noyers.
Mon convoi restant au camp, j’étais en principe éliminé de l’affaire, mais Sikora, caporal d’ordinaire de la section, ne pouvait abandonner son travail, et je partis à sa place à la tête de son groupe, dont le tireur était précisément Marcel Bazureau.
Après la casbah, à la sortie du couvert des arbres, nous devions traverser une petite plaine. La compagnie se dispersa, les groupes à vingt pas l’un de l’autre. Soudain des claquements secs et sonores comme des coups de fouet résonnèrent à nos oreilles ; tirées d’une crête éloignée, des balles arrivaient au milieu de nos rangs, ricochaient sur les pierres, se perdaient au loin avec des miaulements aigres.
Dix minutes d’escalade forcenée sur une côte abrupte, et nous débouchâmes sur une crête oblique qu’une rafale de balles balaya furieusement à notre arrivée. Ce n’étaient plus des balles perdues ! Autour de nous des flocons de poussière semblaient jaillir du sol et des éclats de pierre volaient. Les hommes s’étaient vivement plaqués derrière une couche de roc qui affleurait le long de la crête.
« Feu des fusils-mitrailleurs au commandement des chefs de groupes ! »
Sur quoi ?
En face de nous, du flanc d’une haute montagne qui nous surplombait, partaient des coups de feu.
A notre gauche des partisans tiraient sans répit. Je me glissai jusqu’à l’un d’eux, qui pointa son fusil en le calant sur des pierres et me fit passer à sa place. Loin en avant, sous des touffes de genévriers, des points gris à peine perspectibles, à peine distincts du sol, devaient représenter l’ennemi.
- Je n’avais encore recherché comme objectif que des cibles sur un champ de tir !
Je revins vers Marcel et fis ouvrir le feu. Déjà d’autres fusils-mitrailleurs, et plus bas à droite les mitrailleuses, tiraient en courtes rafales.
Marcel était un tireur remarquable. Il tirait posément, sans hâte, calme, ajustant avec soin le but. Cet après-midi là il fit mouche à 1 200 mètres, limite d’utilisation du fusil-mitrailleur, avec un seul chargeur de vingt quatre cartouches, dans un groupe de quatre chleuhs que le lieutenant lui avait indiqué à la jumelle.
Il faisait un temps d’orage, lourd et couvert. Un lointain roulement de tonnerre se mêla quelques secondes au bruit de la fusillade, assourdissante et touffue, pétarade irrégulière des fusils, craquement bref des rafales de fusils-mitrailleurs, et plus lent des mitrailleuses.
Dans la vallée qui nous séparait de l’ennemi des cavaliers en burnous blanc se précipitèrent au galop, des partisans qui cherchaient une liaison avec ceux d’un autre groupe mobile. C’était pour protéger leur reconnaissance que nous avions pris position.
Malgré notre feu, ils furent violemment battus et durent se replier. Un moment plus tard, ils revinrent ventre à terre en s’éparpillant pour échapper aux coups de feu, mais ils durent se retirer de nouveau, incapables ce jour-là de forcer le passage.
Après leur retraite le combat diminua d’intensité.
Comme le jour baissait, à notre gauche les partisans s’en allèrent, puis nous suivîmes, salués au départ par une salve inattendue qui blessa un homme du peloton.
En bas, jusqu’à la nuit tombée, en construisant les murettes pour camper la nuit, nous nous félicitions de notre combat, nous en revivions les péripéties en nous les racontant.
J’avais eu enfin mon baroud !
Seul de la tribu Henri n’avait pas été de l’affaire, il ronchonnait.
« …marre de leurs brêles !... saloperies !... fini muletier !... étriller les bourriques pendant que les autres se cassent la gueule… pas juste !... marre !... fini !!!! »
Protestations de légionnaire, de vieux grognard toujours en rogne par principe.
Un mois plus tard, toujours muletier, il eut l’occasion de faire le baroud et faillit y rester, un jour que les chleuhs ayant tourné une aile du groupe mobile attaquèrent les convois.
Je conservai le commandement de mon groupe de combat, que j’avais pris pour mon baptême du feu. Pour la première fois de la journée, je m’avisai en rentrant que nous étions le 24 juin, jour de ma fête ; de ma vie je n’avais eu plus beau cadeau !
A suivre : « Tizraouline-les-puces »