Vieille de 55 millions d'années - ce qui n'est pas rien - la forêt amazonienne occupe plus de 5 millions de kilomètres carrés, se trouve sur le territoire de 7 pays, c’est le plus important réservoir mondial de biodiversité mais n'est pas, comme on le dit souvent à tort, le "poumon de la Terre". Un poumon vert sans doute, cette insondable forêt fait sans cesse parler d'elle. En bien et en mal.
En mal, évoquons tout d'abord les orpailleurs sauvages qui n'hésitent pas à tuer pour protéger leur coupable activité. Ils tuent, volent de l'or, polluent au mercure - utilisé pour extraire le vil métal - les rivières dont vivent les populations indiennes qui, sans parade, donnent naissance à des enfants malformés. Les peuplades du Maroni et de l'Oyapock, pour ne parler que d'elles, perçoivent le RMI local qui leur permet certes de vivre, mais qui a renforcé chez eux la tendance à l'alcoolisme, même si, par endroits, des chefs vigoureux et déterminés réussissent à améliorer, en regroupant ces aides individuelles, leurs conditions de vie. La vaste déforestation entreprise dans certains pays pour y installer de l'agriculture productiviste a atteint 18% de la surface totale de la forêt… Mais la forêt amazonienne n'est pas que ça. C'est un musée vivant venu du fond des âges, né des convulsions de notre monde. Nous constatons la lutte acharnée de la France pour démanteler les camps illégaux des orpailleurs. Légionnaires, marsouins et gendarmes ont là un vaste terrain d'action pour sécuriser les lieux et leurs habitants; ils conjuguent le savoir-faire militaire, la force de la Loi et l'indispensable aide des pisteurs et piroguiers sans lesquels toute incursion en forêt profonde serait vouée à l'échec. Terre de mystères et d'aventures, au type de vie encore primitif qui côtoie les avancées technologiques les plus innovantes avec le centre spatial et ses mises en orbite, la forêt guyanaise reste probablement une des dernières frontières pour l'homme, comme peuvent l'être l'Antarctique, les abysses marines ou les sommets himalayens...
Commandant d’unité en Guyane de 1984 à 1986, j’ai gardé en souvenir de cette période, plus particulièrement, les moments passés en forêt; j’ai rarement, dans ma vie de soldat, été aussi heureux, aussi passionné que par cette forêt guyanaise.
La forêt, c'est la jungle de là-bas. J'y ai vécu des heures de fièvre qui valent, par les conséquences de rêves insensés, les plus belles aventures d'amour - de celles que je ne connaîtrais jamais... Je me souviens des joies de la forêt et de mon fessier engourdi par des heures et des heures en pirogue sur les fleuves et les rivières, immobile sur une planche de bois, courbé sous un ciel de plomb et suivant du coin de l'œil le sillage des vaguelettes sculptées par la vitesse de l’embarcation sur l’eau. Ah ! ces pirogues, fileuses et profilées à souhait de mains de maître par des artisans qui avaient la manière de faire de leurs ancêtres. Ces pirogues conduites par des professionnels rompus aux manœuvres évitaient les rochers immergés et buvaient plus de rhum (tafia) que ne consommait d'essence, le moteur hors-bord de notre embarcation. J’ai aussi en mémoire ces marches interminables sabre d'abattage à la main, ouvrant un chemin à travers l'enchevêtrement de lianes et bambous en suivant le pisteur de tête, orienté par une boussole de course d’orientation et qui, tel le petit poucet, laissait derrière lui les traces de notre passage marqué par un topo-fil, indispensable outil de sécurité qui assurerait, en cas de besoin, le guidage d'un retour urgent éventuel. Et ces marécages grouillants de vie et pourris d'insectes où l'on s’enfonce jusqu'au cou, la riche puanteur du bois après la pluie; le bond de la pirogue sur les rapides fumants; la rauque mélopée des moteurs dans le soir. Les bruits inquiétants de la nuit dans la jungle, en particulier celui d’arbres morts qui s’écroulaient spontanément, minés par la pourriture à leur base, dangereux jeux de hasard qui nous remettaient en tête la fragilité de nos petites existences dans cet univers végétal. Le silence grouillant de menaces obscures; le frôlement mou des vampires et le coassement obsédant du crapaud-buffle. Au petit matin, le réveil était assuré par les cris angoissants des singes hurleurs. Inattendue et incontrôlable situation: celle d’être dans un monde irréel, saisi par une ivresse inconsciente face au danger à venir et qui se transforme en un sentiment immense de solitude: « l'homme face à son destin ».
La vie ! C'est dans cette forêt Amazonienne que nous sentons son souffle sur la nuque, et non dans un monde hystérique et étiolé.
La jungle c’est aussi ce charnier à l’haleine fétide qui pue la charogne; hommes, bêtes et plantes nourrissent son humus et, toute cette corruption fermente sous la couche épaisse des feuilles mortes qui tapissent un sol glissant.
Que de fois et avec quelle volupté je l'ai humée, cette tiédeur étouffante de la forêt où se confondaient toutes les odeurs de la création ! Deux arômes terribles dominaient : celui de la semence et celui de la mort... Sur chaque branche, dans chaque touffe d'herbes tapie dans un taillis de bambous, sous l'ombrage glauque du pacifique manguier ou du mancenillier toxique, je les ai flairés comme un chien sur une piste.
Quand on franchi le seuil de la jungle, on touche de la paume des mains le mystère chaud de l'existence. De multiples fruits éclatants pendent aux branches mais ils sont empoisonnés. Des fleurs veloutées comme des prunelles et désirables comme des sexes palpitent dans l'ombre! Elles vous tuent. Des mouches irrisées comme des pierreries vous pourrissent d'ulcères, d’autres pondent leurs œufs dans votre chair. Les racines des plantes nourricières donnent la mort. La mort infatigable hante cette inépuisable fécondité… ! Mais quel bonheur d’avoir connu ces moments privilégiés.
Pour moi, et pratiquement tous ceux qui l’ont connu cette Guyane, ce qui nous aura le plus marqués, c’est cette forêt immense, un des seuls endroits encore où l’aventure reste à écrire et où les missions ne se ressemblent jamais, l’une chassant l’autre d’histoires incontrôlables et inattendues, mais ô combien enrichissantes.
Quant à la « zone côtière » urbanisée et peuplée, c’est une toute autre impression qui me reste et qui vaut largement un autre « souvenir guyanais » dans lequel je parlerai d’une population immigrée, de la pollution des orpailleurs, de l'agriculture des mongs, des conséquences des grands déplacements d’esclaves venus d’Afrique et du complexe de supériorité incrusté chez eux pour cet « homme blanc » qui a trop longtemps hanté le bagne français. Pendant de longues années pour la France métropolitaine, la Guyane était considérée comme un lointain coin de terre où étaient regroupés en un ramassis, les êtres les plus indésirables, relégués dans cet exil, une manière de cacher sa misérable politique de répression et de redressement. Une toute autre histoire, à laquelle il faut ajouter celle de la conquête spatiale, où la plus moderne aventure humaine cohabite celle de ces indiens primitifs qui vivent encore comme au début de leur arrivée dans cette forêt amazonienne, contraste étonnant s’il en est...
CM