Tous ceux qui ont connu "l'atmosphère" très particulière des quartiers à Diego-Suarez et à Mayotte retrouveront avec nostalgie ce que furent leurs soirées et leurs virées nosturnes... Nous sommes ici dans l'ambiance de ce qui se passait en "Outre-mer" dans ce coin du monde où ce genre de "liberté", même si elle peut aussi se retrouver ailleurs, laissera chez nos légionnaires, cachée au fond de leur mémoire, une tranche de vie, une forme de bonheur en subissant  ce présent intense et aucune envie d'être ailleurs... Alviero nous offre, ici, une  délicieuse  "nouvelle" qui se déguste sans modération...

Très bonne lecture !

IL N’ETAIT PAS LE PAPE …

Le capitaine Gravilès fut réveillé en sursaut lorsque la sonnerie du téléphone retentit. Il regarda machinalement le réveil. « Putain ! – s’exclama-t-il – deux heures moins le quart. Que peut-il bien se passer ? A tous les coups c’est encore Dénard qui fait des siennes ! ». Tout en repensant à l’opération Oside au cours de laquelle le détachement de Mayotte avait été mis à contribution pour faciliter le transit et la projection des troupes combattantes vers Anjuan et Grande Comore, il se leva et décrocha le combiné.

« Adjudant-chef Ardant, officier de permanence du DLEM, mes respects mon capitaine – se présenta son interlocuteur – Excusez-moi de vous déranger mais il faudrait que vous veniez. Le chef de corps est déjà présent et il vous convoque, ainsi que le second. »

« T’as idée de ce qui se passe ? » demanda Gravilès. « Pas vraiment, mais le chef de corps a demandé à la police militaire de trouver et ramener Grubesic. Il y aurait une plainte contre lui. ». « Ok, j’arrive, envoie le conducteur de permanence pour me récupérer. Donne-moi juste le temps de passer une tenue décente. »

Pendant qu’il se rasait et enfilait un treillis, il passa en revue ce qu’il savait de Grubesic. Bon caporal-chef venant du 2e étranger, mécanicien compétent mais employé en qualité de conducteur de transport en commun. Présent à Mayotte depuis environ six mois, il ne s’était pas signalé défavorablement auparavant  Vieux garçon, il avait ses habitudes : le samedi soir, lorsqu’il n’était pas de service de tout le week-end, il passait la soirée au Ninga, seule boîte de nuit mahoraise en Petite terre ; il se saoulait copieusement puis, au bonheur des rencontres et de son état d’ébriété, soit il rentrait se coucher, soit il se rendait avec une fille dans les ruelles entre le cabaret et le collège pour « consommer ». Que pouvait-il bien s’être passé ? Quel grain de sable pouvait avoir grippé une machine si bien huilée ? Entre temps, le capitaine finit de s’habiller, prit son képi  et sortit de la maison. Le conducteur de permanence était là. Il salua le commandant d’unité dans un garde-à-vous impeccable, prit place à côté de lui dans la jeep et démarra. Les rues étaient désertes vue l’heure tardive. Seul le Ninga, situé à l’entrée du boulevard des Crabes était éclairé. Lorsque les portes s’ouvraient, un flot de musique disco se déversait dans la nuit. Le quartier était à moins de cent mètres, coincé entre le vieux palais de la préfecture, œuvre de Gustave Eiffel, le Cercle culturel franco-mahorais, et le lagon. Le bureau du chef de corps était éclairé. Gravilès s’y rendit immédiatement. Après avoir frappé et attendu que l’on invita à rentrer, il pénétra dans la pièce. Le chef de bataillon André, commandant en second, et l’adjudant-chef Vitry, chef du service général et responsable de la police militaire, s’y trouvaient déjà. Le colonel Bouvier, chef de corps, l’accueillit sans aménité : « Vous voilà enfin, asseyez-vous. Nous pouvons commencer, il s’agit de gérer la crise. Je vais vous exposer les faits, tels que nous les connaissons à cette heure. Un caporal-chef aurait agressé le préfet. Des cadres, qui étaient présents, ont crû reconnaître le caporal-chef Grubesic. La police militaire le recherche depuis plus d’une heure mais sans succès. Le commandant en second m’a communiqué le dossier de sécurité de Grubesic : rien de particulier si ce n’est une cuite de temps à autre. Et vous, mon capitaine, quel est votre sentiment de commandant d’unité ? »

« Je suis très surpris, Grubesic est certes un ivrogne occasionnel, mais ce n’est pas un violent. A la limite et si quelqu’un le cherche, il peut refiler une tarte à la confiture de doigts. Mais de là à agresser un civil qui passe … Je reste sceptique. Je vous en dirais plus lorsque j’aurai entendu les deux témoins sur ce qu’ils ont vu »

« Je les ai longuement interrogés – dit le chef de bataillon André – Ils ont vu un couple qui se disputait, puis un civil s’est approché, il a adressé la parole à l’homme, qui de loin ressemblait à Grubesic. Ce dernier s’est retourné, a allongé un steak au civil, qui est tombé à la renverse, puis il est parti avec la sousou. Les deux témoignages concordent. »

Gravilès dut admettre que le tableau collait assez bien au personnage : une seule baffe, distribuée sans haine et avec le calme tranquille des vieilles troupes. Le chef de corps reprit alors : « Le préfet fait un foin de tous les diables, il m’a crié au téléphone qu’il voulait, je le cite, la peau de ce salaud. Je vais le rappeler pour avoir plus de détails en espérant qu’il se soit calmé. En attendant, il faut me retrouver ce con de Grubesic Mon capitaine, dès qu’il sera appréhendé, vous le passez au rapport, à condition bien sûr qu’il soit en état de comprendre ce qui lui arrive. Vous, mon commandant, prévenez Aubagne et prévoyez dès à présent son rapatriement disciplinaire. Dès demain je veux aussi dans mon bureau les deux sous-officiers qui ont tout vu et n'ont rien fait : s’ils étaient intervenus nous n’en serions pas là. Vous pouvez tous disposer et vaquer à vos occupations. ».

Une fois que tous ses interlocuteurs eurent quitté le bureau, le chef de corps prit le téléphone avec un soupir et s’apprêta à téléphoner au préfet : « Espérons qu’il se soit calmé, cela m’évitera d’être désagréable à mon tour. Prétentieux comme il est, la baffe il l’a peut-être méritée ! ». « Mes respects monsieur le préfet – s’exclama-t-il à l’intention de son interlocuteur – Je viens vous faire un petit compte rendu de la situation : nous avons identifié un caporal-chef qui semblerait être votre agresseur. Deux sous-officiers ont assisté à la scène et l’auraient reconnu. Ils seront par ailleurs punis pour ne pas vous avoir secouru. Par contre, et afin de mieux cerner les évènements et la personnalité de votre agresseur, pouvez vous me donner un peu plus de renseignements sur ce qui s’est passé ? »

« Que voulez vous savoir de plus : je rentrais tranquillement avec mon épouse à ma résidence lorsque mon femme a vu un képi blanc brutaliser une jeune fille. J’ai arrêté ma voiture, je me suis approché du couple, je me suis présenté et j’ai intimé au légionnaire de cesser d’importuner la jeune femme sous peine d’intervention de la police militaire. Pour toute réponse il s’est retourné et m’a frappé violemment par surprise. Je me suis retrouvé allongé au sol pendant qu’il s’éloignait avec la fille. C’est mon épouse qui m’a aidé à regagner mon domicile et, à ce moment, j’ai un gros hématome sur la joue et, à cause de ma chute, aussi sur le cul ! Jamais je n’ai subi un tel affront !…Et pour compléter le tout, nous n’avons que des steaks congelés pour me mettre sur la figure ! » Le colonel Bouvier, tout en se retenant à grande peine de rire, éloigna le combiné de l’oreille pour ne pas entendre les invectives outragées du préfet, puis, quand le flot se fut tari, il répondit : « Je vous remercie et vous présente toutes les excuses tant de la part du régiment que de celle de toute la Légion. Le responsable sera trouvé et puni sur le plan militaire. Puis, si vous persistez à vouloir porter plainte, il sera également poursuivi sur le plan pénal. Bonne nuit, monsieur le préfet, je vous souhaite un prompt rétablissement. Je vous appelle en début de matinée pour faire le point. Mes respectueuses amitiés à votre épouse. Elle doit encore être toute retournée, la pauvre…» « Je ne vous le fais pas dire. J’attends votre coup de fil dès la première heure. Au-revoir.» lui répondit le préfet en raccrochant.

Entre temps le capitaine Gravilès arrivait à son bureau. Vu l’agitation régnant au régiment, le bureau de semaine était sur le pied de guerre. « Salut  Pinello, nuit mouvementée, n’est ce pas ? » envoya-t-il au sergent qui était derrière son bureau. « Ca va, mon capitaine. J’ai ouvert votre bureau et mis la clim. Elle marche mal, mais c’est toujours mieux que rien. » répondit le sergent, avec son accent italien à couper au couteau.

« Merci mon brave, convoque-moi le chef Piralès et l’adjudant Mangin. Qu’ils viennent en civil, la chemise blanche ça sera pour demain. Et envoie moi du café bien fort. » « Chaud, fort et doux, comme l’amour mon capitaine ! » rétorqua Pinello avec humour.

Le deux sous-officiers arrivèrent très rapidement mais l’entretien ne fournit au commandant d’unité aucun élément nouveau. Il était plus de trois heures quand Gravilès, sortant du bureau, vint muser dans le bureau de semaine. « T’as encore du café ? » demanda-t-il au sergent. « Bien sûr, mon capitaine. J’ai entendu, involontairement, le chef et l’adjudant parler de Grubesic. Il paraît qu’il est dans la merde et que personne ne le trouve… » interrogea l’italien tout en remplissant le verre que le capitaine tenait à la main.

« Toi, la concierge du régiment aurait entendu par hasard ? laisse moi rire … T’as bien dressé les oreilles pour ne pas en perdre une miette, oui ! En tout cas t’as bien entendu, Grubé est vraiment dans la merde et la PM qui tourne depuis au moins deux heures ne le trouve pas. Et plus le temps passe, plus le chef s’énerve, et plus le chef s’énerve … ».

« Moi, sauf votre respect mon capitaine, j’ai du mal à croire que Grubesic ait fait du tort à qui que ce soit. C’est un gentil garçon, un vrai nounours… » répondit le sergent. « Ah ça, pour être ours, on ne peut pas le nier. Je suis sûr que le préfet doit penser la même chose de ses grosses papattes ! ».

Le sergent revint derrière le bureau, hésita un peu, puis, se décidant enfin, il lâcha : « Je sais où vous pouvez le trouver. Depuis près d’un mois il s’est mis avec une ramatt, une anjouanaise qui vit dans une banga à Labatoir, derrière Jo’bourg, vous savez, la cité qui est juste avant la piste qui monte à la Vigie. »

« Tu sais où c’est exactement ? » lui demanda le capitane, et devant le signe affirmatif du sergent il continua « Ok, Qui est le caporal de semaine ? Vignaux ? C’est bon, c’est un mec de confiance. Tu lui laisses les consignes et tu viens avec moi. On va le chercher, ce gros ivrogne. »

Quelques minutes plus tard, la jeep du capitaine franchissait le poste de sécurité, empruntait le boulevard des Crabes, puis, au carrefour du Four à chaux, tournait vers Labatoir. A la sortie du village, après avoir dépassé la cité Moya, humoristiquement appelée Jo’bourg parce que habitée par des européens et entourée d’un grillage, le véhicule empruntait une pistouille en latérite et s’arrêtait devant une paillote de planches et de branches.

« Iasmina, ouvre, c’est Adriano, le copain de Otto. Otto est là ? Le capitaine veut le voir, c’est urgent. » hurla le sergent en frappant sur le chambranle. Une jeune femme, entortillée dans un drap à fleurs, visiblement pas bien réveillée, ouvrit la porte et accueillit les visiteurs avec un sourire timide : « Bonsoir Adriano, Otto est là, mais il dort. Il a un peu bu et je n’ose pas le réveiller. Tu sais, il n’est pas gentil quand il a bu et qu’on le réveille… » puis, apercevant le capitaine, elle se sentit gênée d’en avoir peut-être un peu trop dit et rajouta « Mais c’est pas souvent, monsieur, et  il n’a pas beaucoup bu, pas tant que ça … »

« Ca va, ça va, mademoiselle, laissez-moi le réveiller et tout se passera bien, vous verrez. Et quand vous le reverrez, il sera encore plus gentil qu’il n’a été jusqu’à présent, je vous le promets » lui dit Gravilès en l’écartant un peu pour rentrer dans la banga afin de réveiller le caporal-chef.

La banga était composée d’une seule pièce, partagée en deux par un paravent. Sur les murs en planches la seule décoration était un calendrier de la poste qui datait de quelques années. Sur le sol en terre battue, il y avait une petite table pliante, de type militaire, trois chaises dépareillées et, dans un coin, un réchaud à pétrole et des casseroles. Derrière le paravent, on trouvait un chevet avec une bassine d’eau et, sur un lit et un matelas qui avaient visiblement connu des jours meilleurs, gisait le gros Grubesic, qui dormait à poings fermés du sommeil du juste.

« Debout, gros imbécile, s’exclama-t-il tout en secouant Grubesic, réveille-toi, et suis-moi. On va rentrer. » hurla le capitaine à son adresse sans réussir à perturber son sommeil. Devant la vanité de ses efforts, il s’empara de la bassine et en versa le contenu sur la tête du caporal-chef.

« Putain de merde, je vais te casser la g!... » s’exclama le jeune homme en bondissant du lit. Puis apercevant l’auteur du forfait, il se ravisa et, tout en cherchant à masquer sa nudité, il s’excusa « Pardon, mon capitaine, je pouvais pas savoir, mais que se passe-t-il ? pourquoi vous êtes là chez ma ramatt ? … »

« Plus tard, les explications, habille-toi, reprends tes esprits et rejoins moi dehors !, » lui répondit le commandant d’unité en lui envoyant ses habits à la figure. En sortant, le capitaine trouva la jeune femme et le sergent engagés dans une grande conversation qui paraissait bien amicale. « Tu perds pas ton temps, le rital. » lança-t-il à Pinello. « Tu permets que je pose à la demoiselle quelques questions sur sa soirée ? »

La ramatou, raconta ce qu’elle savait : « Otto m’a amenée au Ninga, comme il avait un peu bu et qu’il tournait autour des soussous, je me suis fâchée et je suis sortie pour rentrer à la maison. Il m’a suivie et m’a rejoint dehors. Nous nous sommes disputés, mais pas beaucoup… Il voulait pas que je parte et il m’a attrapée par les bras, il a commencé à ma secouer, alors je me suis mise à crier … Puis un monsieur est venu et a parlé à Otto ; j’ai pas bien compris, mais je crois qu’il l’engueulait. Alors Otto lui a mis une baffe et puis il s’est retourné vers moi. J’ai compris qu’il valait mieux faire la paix alors j’ai pleuré. Otto, est très gentil, vous savez. Il m’a pris dans ses bras, m’a raccompagnée et nous avons fait bien la paix… »

« Laissez tomber les détails, je vais me contenter de ce que vous m’avez raconté. Merci de votre compréhension et excusez nous encore pour tout ce dérangement. Peut-être que demain vous serez convoquée par les gendarmes pour une déposition. Bonne nuit, pour ce qu’il en reste. Allez, on y va » Conclut Gravilès à l’adresse de Grubesic qui les avait rejoints entre-temps.

Le voyage en jeep fut très silencieux : assis à l’arrière Grubesic, complètement dégrisé,  n’en menait pas large : déjà passer au rapport du capitaine ce n’est jamais agréable, mais lorsque le dit capitaine vient vous chercher en pleine nuit dans votre lit …

A suivre demain...

AF (Alviero Fedeli)