Pendant ces entre-faits, monsieur le préfet bouillait de rage : il voyait déjà l’œil goguenard de ce présomptueux de Bouvier, commandant militaire de l’île et, plus que la brulure de la gifle sur le visage et du choc du macadam sur son derrière, c’était cette idée qui lui paraissait insupportable. Il décida d’appeler la cellule de veille du ministère pour effectuer un compte-rendu minutieux des évènements : les voies de faits sur un préfet de la République sont sévèrement sanctionnées, le Détachement de Légion et son chef allaient voir de quel bois il se chauffait.

« Ministère de l’intérieur, bonsoir, - répondit une voix ensommeillée – à qui ai-je l’honneur ? »

 

« Monsieur Limandier, préfet de Mayotte.  Je voudrais que vous me mettiez en communication avec le chef des affaires internes. C’est urgent. » répondit le préfet. « Bien monsieur. Je contacte le responsable et je lui dis de vous rappeler immédiatement. Bonsoir, monsieur le préfet. »

 

Quelques dizaines de minutes plus tard, la sonnerie du téléphone retentit, le faisant sursauter : « Limandier ! » s’exclama-t-il en décrochant. « Putain, Limandier, t’as vu l’heure ? – lui répondit une voix encore remplie de sommeil. – C’est Brunnner, Olivier Brunner, j’espère que tu me tires du lit pour quelque chose de grave… T’as encore Bob et ses barbudos sur le dos ou quoi ? »

 

Limandier fut agréablement surpris d’entendre ce vieux copain qu’il avait un peu perdu de vue : « Salut, Olivier. Non, ce n’est pas Dénard qui nous tient éveillés. Pour lui j’aurais appelé le Quai. Non, il s’agit d’une agression sur ma personne. Figure-toi qu’hier soir … » et en quelques minutes il lui exposa les faits.

 

« La vache ! Et tu veux que je fasse intervenir la grosse artillerie ? » questionna Brunner. « Ben oui ! Quoi d’autre ? Je veux la peau du salaud qui m’a agressé et si au passage le CoMili en prend pour son grade, c’est tant mieux ! » s’exclama Limandier.

 

Brunner prit quelques instants de réflexion puis répondit : « Ecoute mon vieux, je crois que tu aurais plutôt intérêt à ne pas attirer l’attention : comment vas-tu expliquer à nos rond-de-cuir que tu as participé à une rixe dans une rue à p… femmes à soldats, rue dans laquelle tu t’es rendu avec ta voiture officielle et ta femme qui plus est ? ». « Mais enfin, si on connait un tant soit peu Mayotte … » tenta de rétorquer Limandier.

 

« Tu l’as dit : SI on connait Mayotte. Pour la plupart d’entre eux, Mayotte c’est un joueur de tennis bien classé à l’ATP, les autres ne savent même pas ce que c’est ! Maintenant, ce que j’en dis moi c’est pour t’éviter d’être la risée du ministère, mais c’est toi qui décide. ». Quelques instants suffirent à Limandier pour prendre sa décision : « D’accord, laisse tomber, je ne déposerai pas plainte, mais je demanderai au CoMili des excuses publiques. A titre de satisfaction personnelle ! ».

 

« A ta guise, mais souviens toi des fourches caudines…  et surtout de leurs conséquences. Sur ce je te laisse, j’ai une nuit à terminer. Fais une bise à  ta femme et à un de ces jours ! » et Brunner raccrocha sans laisser à son interlocuteur le temps de répondre.

 

L’allusion aux fourches caudines travailla le préfet pour le restant de la nuit. Ses recherches dans le dictionnaire lui apprirent que les Samnites, une peuplade du Latium, après avoir vaincu les Romains, les avaient contraints à passer sous un joug de bœuf. La clé de l’énigme était certainement l’humiliation… Mais de quelles conséquences parlait-il ce sacré Brunner ? Qu’était-il arrivé aux Samnites et aux Romains par la suite ? Il avait beau se creuser la tête, il ne voyait pas l’allusion.

 

Entre-temps, Gravilès et son équipe étaient arrivés au quartier. Le capitaine confia Grubesic au service général pour  le faire enfermer en cellule de dégrisement, puis se rendit dans le bureau du chef de corps pour rendre-compte du succès de ses recherches.

 

Après s’être présenté réglementairement, il ne fut pas peu fier d’annoncer à son chef que Grubesic était appréhendé et cuvait sa bière aux locaux d’arrêts. « Qu’a-t-il dit sur les faits qui lui sont reprochés ? » interrogea le colonel. « Lui pas grand-chose, mais sa ramatt a confirmé la version officielle, c'est-à-dire que un monsieur s’est immiscé dans leur dispute et que Grubé lui a administré une baffe. » répondit le capitaine.

 

« Bon travail, Gravilès. Vous me le dégrisez, le passez au rapport et me le présentez dans la matinée. J’envisage son départ pour la Réunion dès mercredi par Air Australe. Il est presque 5 heures, je le verrai au rapport à 10H00 précises, juste après Piralès et Mangin. Vous pouvez disposer, merci. Moi j’appelle le préfet pour lui signifier l’arrestation de son agresseur. » dit Bouvier en congédiant son commandant de compagnie.

 

Pendant que ce dernier allait donner les ordres pour la matinée, le colonel appela Limandin. « Colonel Bouvier, mes respects, monsieur le préfet. – se présenta-t-il lorsque Limandin eut décroché – Excusez-moi de vous déranger à une heure si matinale mais j’ai cru mon devoir de vous informer que nous avons appréhendé le dénommé Grubesic Otto, auteur présumé de votre agression. Il a été reconnu formellement par deux témoins et nous avons recueilli le témoignage de la demoiselle que vous avez secouru. Le doute n’est pas permis, vous pouvez dès à présent déposer plainte contre lui. »

 

« Très bien, colonel, -rétorqua le préfet- mais la nuit portant conseil, je ne souhaite plus porter plainte. Je vous demande instamment d’éviter toute publicité de cette affaire, pas de message Guerre-even ou Guerre-Paris, pas la peine d’en faire une affaire d’état. »

 

« C’est généreux de votre part, monsieur le préfet. De mon côté, je vais tout de même sanctionner le caporal-chef et demander son rapatriement pour ‘raisons de gestion’, selon la formule consacrée. Il serait malséant que ce militaire se trouve sur les rangs d’un détachement chargé de vous rendre les honneurs… » répondit Bouvier cachant un soupçon d’ironie. Limandin faillit exploser de rage mais il se contint. « Bien, bien. Venez-me voir tout à l’heure, disons vers 11H30. Nous envisagerons une suite, disons … réparatrice. – reprit-il – A propos, que savez-vous sur les fourches caudines ? ». Cette question surprit Bouvier.

 

« Ce que tous savent, monsieur le préfet ; c'est-à-dire que les Romains, battus, furent humiliés et contraints de passer sous un joug de bœuf. » répondit-il néanmoins.

 

« Certes, mais quelles en furent les conséquences ? » interrogea le préfet. Bouvier songea que la conversation prenait un ton surréaliste : un préfet de la République et un colonel de la Légion étrangère devisant sur l’histoire romaine à 5h00 du matin à Mayotte … Il fit néanmoins appel à ses souvenirs scolaires. « Pour les Romains, mis à part un peu de mal au dos, je pense qu’ils en furent quittes pour une grosse humiliation…  Humiliation qui leur donna la force et surtout l’envie de se venger en exterminant les Samnites au cours de la guerre suivante. ». Limandin commençait à comprendre ce que Brunner voulait dire en lui conseillant la clémence.

 

« Et puis écoutez, s’exclama-t-il, cette histoire ne mérite pas que l’on s’y attarde davantage. Ni vous ni moi n’avons de temps à lui consacrer. Les sanctions administratives que vous avez assenées à ce pochard suffisent, n’en rajoutons pas. Ce n’est pas la peine de venir me voir tout à l’heure pour en envisager d’autres. Nous nous verrons lors de la prochaine réunion à la préfecture. Je vous souhaite une bonne journée, colonel »

 

« Merci, monsieur le préfet, vous êtes bien aimable. Mes hommages à votre épouse. »  répondit poliment Bouvier en se demandant ce qui avait pu faire changer d’avis le préfet. Il composa le numéro de téléphone du commandant en second. «  André, dites-moi, cela vous tente un petit déjeuner à la case lagon ? Convoquez également Gravilès, Vitry et, tant qu’à faire le capitaine Blandier si vous le trouvez, nous avons juste le temps de nous restaurer avant d’affronter une dure journée. A, disons, dans un quart d’heure en tenue de travail à la case Lagon. » lui lança-t-il avec aménité.

 

Après le petit déjeuner à la villa du chef de corps, au cours duquel le colonel Bouvier avait exposé l’essentiel de son entretien avec le préfet, Gravilès rejoignit son bureau et convoqua Pinello, son chef du bureau major, l’adjudant-chef Malkowski, chef de section de Grubesic, et l’adjudant-chef Bourdin son adjudant d’unité.

 

« Mes seigneurs, débuta-t-il, si je vous ai convoqués ce dimanche matin ce n’est pas pour avoir le plaisir de vous gâcher le week-end. Je dois passer au rapport le caporal-chef Grubesic pour Ivresse et scandale à l’extérieur de l’enceinte militaire. J’ai donc besoin que toi, Pinello, établisses le dossier disciplinaire, que vous, Malkowski, me sortiez Grubé de cellule, me le dégrisiez et mettiez en tenue pour 9H00. Quant à vous, Bourdin, prévenez Piralès et Mangin. Ils sont convoqués au rapport à la même heure pour … je ne sais pas encore, je trouverai bien un motif d’ici là. Pinello, t’as juste le temps de nous servir un jus bien fort ! ».

 

A 9H00 tout était prêt pour le rapport : Gravilès et son adjudant d’unité dans le bureau pendant que Piralès, Mangin et Grubesic attendaient devant la porte.

 

« Pour les deux sous-offs je proposerai une sanction de 6 jours d’arrêts avec sursis de 3 mois pour  le motif : ne pas intervenir pour éviter une bagarre. Qu’en dites-vous, président ? » demanda Gravilès. Après réflexion, le major Lubiak répondit : « Franchement, mon capitaine, cela me semble excessif, surtout en période de notation. Les deux sont proposables à l’avancement et cette sanction les en éloignera au moins pour un an. Je vous demande plus d’indulgence. ».

 

« Ils passent au rapport à la demande du chef de corps. Je partage son sentiment sur l’individualisme dont ils ont fait preuve, rétorqua Gravilès., Toutefois, lorsqu’ils passeront chez le patron, nous le lui rappellerons. L’affaire semble se tasser et le colonel était de bien meilleure humeur ce matin. Il faut en profiter. ».

 

Le rapport des deux sous-officiers se passa donc dans la rigueur habituelle. Le capitaine les congédia en les confiant à Lubiak pour qu’il les accompagne devant le bureau du chef de corps. Puis il fit entrer le caporal-chef.

 

« Caporal-chef Grubesic, onze ans de services, trois ans et demi de grade, peloton de l’adjudant-chef Malkowski, à vos ordres mon capitaine ! » se présenta-t-il réglementairement.

 

« Tu passes au rapport pour être sanctionné pour le motif : Ivresse et scandale hors d’une enceinte militaire, passible d’une sanction de 20 jours d’arrêts. Explique-moi ce qui s’est passé ! » lui intima le commandant d’unité. Toujours figé au garde-à-vous, Grubesic raconta : « Ben, mon capitaine, j’étais de sortie avec ma ramatou. J’ai un peu déconné avec d’autres filles et elle m’a fait un scandale puis s’est barrée… J’pouvais pas la laisser partir… non ? » demanda-t-il en quémandant un appui moral. Au lieu de cela, ce fut une question qui vint : « T’avais pas un peu picolé, par hasard ? ». « Ben, oui – répondit le caporal-chef, mal à l’aise, puis il continua – mais pas beaucoup, juste quelques bières, vous pouvez demander au barman … »

 

« Laisse tomber les détails - l’interrompit le capitaine - et viens-en au faits ! Je te rappelle qu’à l’extérieur tu as agressé le préfet de l’île, alors si t’étais pas beaucoup bourré, c’est que t’est un bel imbécile ! »

 

Grubesic écarquilla les yeux : « Putain, le préfet ? C’était vrai alors … je savais pas … J’ai suivi ma ramatt et je l’ai attrapée par le bras. On se disputait et je l’ai un peu secouée. Puis il y a un mec, le préfet je veux dire mais là je le savais pas, qui est arrivé et il m’a dit : Jeune homme, arrêtez d’importuner cette demoiselle. … ».

 

Devant son hésitation, le capitaine l’encouragea : « Et alors ? Ca n’explique pas l’agression … ». « Là pas encore mais après  je lui ai dit de s’occuper de ses oignons et il s’est mis à beugler que je devais lui parler poliment sinon il appelait la PM et que j’étais sou, etcetera  etcetera. Je pouvais pas perdre la face devant ma ramatt, mon capitaine, alors je lui ai dit : Ferme ta gueule, qui t’es toi ?, et il m’a répondu : Je suis le préfet de Mayotte ! »

 

« Et alors ? … » relança Gravilès. « Ben alors la cata, mon capitaine. Je lui ai dit : Et moi je suis le pape. Et je lui ai mis une baffe, mais même pas forte. Puis je suis parti avec ma ramatou. » termina le caporal-chef.

 

« Avant de t’annoncer le tarif, je dois déjà t’informer que tu a d’ore et déjà gagné un vol bleu ‘ pour raisons de gestion ‘, selon la formule consacrée. Je fais une demande de 15 jours d’arrêts au chef de corps. A savoir que je suis indulgent car le motif est de 20. As-tu quelque chose à rajouter ? »

 

Le caporal-chef, dans un garde-à-vous devenu approximatif, secoua tristement la tête et maîtrisant mal l’émotion, il dit avec la voix brisée : « Putain, mon capitaine. C’était vraiment le préfet … et moi, j’étais pas le pape ! ».