-« Ce sont les murs blancs partout qui doivent l’ennuyer, cette belle femme, opina Carl Heinz, en désespoir de cause. Les villas, d’habitude, c’est jaune, bleu ou rose. Puisqu’on a de la peinture à profusion on pourrait rendre ça un peu plus coquet. »

-« Allons-y pour la peinture ! » répondit Sancho qui n’était pas contrariant.

Ils étudièrent avec le plus grand sérieux du monde une teinte seyant  à la blondeur des cheveux et des yeux bleus de Sylvie.

-« Un rose un peu soutenu pour que le soleil ne le fasse pas passer.

Un premier essai sur un côté de la maison leur parut satisfaisant. Ils se mirent à l’ouvrage…

Rien ne résistait à Sancho qui trouva même des draps, et ils dormirent dès lors dans le lit des Rellim.

Mais il va sans dire que cette « hospitalité » augmentait d’autant leurs obligations vis-à-vis des maîtres de maison.

-« On donnera aussi un petit coup à l’appartement », décida Carl Heinz.

Des petits malheurs étaient inévitables. Sancho, en se balançant dans un fauteuil, l’écrasa.

Ce fut tout bénéfice pour Sylvie,quand Carl Heinz renversa une potée de haricots sur la commode ;   celle-ci avait bigrement besoin d’être repeinte! Aussitôt pensé, aussitôt fait, elle fut transformée en petit meuble rose digne des meilleurs magasins d’Ali,un yéménite qui vendait de tout, le vrai roi du commerce de Djibouti.

Pendant ce temps, l’adjudant-chef Krepper s’inquiétait et fit appeler l’adjudant.

-« Avez-vous perdu la boule Pérales, ou vous ne dessoulez plus ? Allez-vous m’expliquer ce que vous êtes en train de faire là-haut ? »

-« On répare la maison du lieutenant, mon adjudant-chef. »

-« Qui vous a dit de la repeindre ? Et de cette couleur-là surtout ? Qu’on la reblanchisse et dare-dare si vous tenez à vos galons ! Je vous demande à quoi ça ressemble ? »

De loin, la maison des Rellim se détachait de l’enfilade des autres édifices. Maintenant, elle avait l’air d’une guimauve-fraise-écrasée, on ne voyait plus qu’elle, isolée au milieu du paysage, rutilante sous le soleil de cette corne de l’Afrique.

-« C’est rigolo un moment !   dit l’adjudant au sergent Marques, tu te fous un peu trop de ma gueule ! éructa Pérales, à deux doigts de l’apoplexie. Si tu trouves malin d’avoir barbouillé la bicoque avec cette couleur, moi pas. Alors je t’avertis, c’est ta dernière chance : lessive, repeins, fais tout ce que tu voudras, mais que ça redevienne blanc. »

Cette fois  il était impossible pour Marques de ne pas grimper la colline. Le sergent décida, la mort dans l’âme, après avoir bouclé  Balbala à double tour, que Pancho et Fritz ne l’emporteraient pas au paradis. Ceux-ci se défendirent de leur mieux. Ils avaient cru bien faire. Du reste, ils n’avaient pas chômé, dans la maison plus rien ne tenait. Le sergent Marques reconnut que, la couleur mise à part, l’ensemble avait bonne allure. Encore ignorait-il ce qui l’attendait à l’intérieur. Ils introduisirent le sergent lui disant :

-« Ce sera un secret à trois, désormais. »

-« Eh   bien ! Vous ne manquez pas de culot, vous deux ! Vous vivez dans la maison ? »

-« Il faut bien, lui répondit Carl Heinz, puisqu’on y travaille. »

L’impression de Marques ne fut, cependant, pas défavorable. Ces panneaux roses, ces meubles roses, ne manquaient pas d’un certain charme féminin.

-« Et ce n’est pas fini, dit Sancho ! Il reste encore beaucoup à peindre. »

Il faisait chaud, il déboucha une bouteille.

-« Où as-tu pris ça ? »

-« Un héritage, sergent, dit Sancho, j’avais une grand-mère dans le pinard ! »

-« Chacun ses goûts, reprit Marques, sans réfléchir que la grand-mère était bien loin. J’aime bien en fin de compte cette couleur, il n’y a rien à dire, mais en bas, ils n’aiment pas, alors il faut refaire l’extérieur. »

Les menaces de l’adjudant Pérales avaient porté. Il lui parut dangereux d’abandonner les deux complices à leur art, mais, sa seule préoccupation avait pour nom   Balbala.

-« Amenez-la, Sergent, lui proposa Sancho. Elle ferait un peu de ménage et de cuisine… »

Le sergent y pensait justement. Ce fut un secret à quatre. Ils sortirent d’autres assiettes, d’autres verres et de nouveau draps. On se serra dans le lit.

Une petite vie de famille s’organisa. Le jour, tout le monde travaillait à l’air libre. Pendant les heures chaudes, on fignolait à l’intérieur. Après le souper, Balbala essayait les robes et les chapeaux de Sylvie, ce qui amusait beaucoup Sancho.

Tous les deux jours, le sergent Marques descendait au camp pour rendre compte à l’adjudant des progrès des travaux.

-« On a beau passer des couches et des couches, la couleur rose ressortait toujours. »

Pérales s’arma d’une paire de jumelles, il constatait que ça donnait un rose à la fois gueulard et sale, un rose de viande faisandée.

L’heure était aux grandes décisions.

-« J’y vais ! annonce Pérales! »

-« Je vous préviens, mon adjudant, on a dû ouvrir la maison pour mettre un peu de matériel à l’abri et parce qu’il y avait pas mal à bricoler dedans… »

-« Au trou que vous finirez tous les trois, s’il manque quelque chose ! »

-« Pour ça, pas de danger ! Vous verrez, on a fait une maison impeccable et il y avait du boulot. »

Ruisselant et épuisé, l’adjudant contempla longtemps la façade en silence. On ne peut que s’incliner devant certaines fatalités. Il comprit qu’il n’y avait vraiment plus rien à faire et qu’il était inutile d’insister. L’abominable rose avait tourné à la vomissure de chat.

L’adjudant entra dans la maison. Sa stupeur alors ne connut plus de bornes. Tout était rose, les murs, les meubles, les vases, les lampes, même les casseroles. On nageait dans le rose, on en buvait par les yeux jusqu’à en être ébloui. Il ne savait s’il fallait s’en réjouir ou tout simplement prendre la fuite pour éviter de défaillir d’écœurement.

-« L’erreur serait de juger ça avec des goûts masculins, expliqua Marques, c’est conçu pour une femme, dans le genre boudoir… »

-« Il y a du travail fait, ça on ne peut pas le nier, finit par concéder l’adjudant. »

Il resta toute la journée avec l’équipe, autant aller jusqu’au bout.

Sancho risqua le tout pour le tout :

-« Du vin, mon adjudant ? »

-« Que le lieutenant me signale la disparition d’une seule bouteille et tu pourras te commander un râtelier ! annonça Pérales, le poing levé. »

Il en profita pour donner un coup d’œil aux maisons voisines et en visiter une ou deux dont il détenait les clefs. Il pria Balbala de venir l’aider à mettre un peu d’ordre.

Il fut d’avis, sur le soir, que la vigne vierge peinte sur la façade faisait le meilleur effet, elle entourait la maison avec des spirales, de grosses touffes d’herbes, par endroit des espèces de balançoires de feuillage encadraient les fenêtres. Carl Heinz la peupla d’oiseaux exotiques, perroquets, canaris. Sancho suspendit près de la porte une lanterne vénitienne également rose.

Dans la salle à manger, il peignit une frise d’éventails et de pipes. Au-dessus de la coiffeuse rose, où même le dos des brosses   était devenu rose, il calligraphia sur un ruban qui se déroulait : « Je me fais belle pour toi. ». Une banderole traversant des nuages roses allait de l’emplacement où dormait le lieutenant au chevet de sa femme annonçait : « Deux petits dodos pour un grand amour ».

On ajouta des fleurs partout, le plafond représentait le firmament, avec le soleil, la lune et tous les astres. Dans la salle à manger il y avait un meeting aérien d’avions de divers types.

-« De loin, du reste, on ne peut pas se rendre compte, c’est de près qu’il faut voir ça, dans les détails. Et surtout, il faut entrer ! Car nous sommes entrés, bien entendu. Tout laisser pourrir à l’intérieur pendant qu’on reconstruisait ce qui se voit, ce n’était pas du travail. »

Ainsi, s’exprimait l’adjudant Pérales dans l’espoir de calmer l’irritation de l’adjudant-chef, planté quotidiennement sur ses béquilles à la sortie du camp pour voir si la couleur s’atténuait.

Mais on s’habitue à tout, tout compte fait, ce rose, le frappait beaucoup moins.

Un beau matin, il décida d’enfourcher un âne et c’est dans cet équipage qu’il apparut là-haut, après une pénible ascension aussi  dure pour lui que pour sa monture, devant la maison des Rellim. Pérales qui l’avait accompagné n’avait plus un poil de sec.

-« C’est beau, dit l’adjudant-chef, mais ça fait un drôle de genre. »

-« L’intérieur est encore mieux répondit l’Adjudant. »

Marques précisa à nouveau qu’il s’agissait d’un intérieur féminin. L’adjudant-chef entra avec l’âne dans la maison. Il fit peu d’observations, les avions l’amusèrent. En fait, il n’avait jamais eu d’intérieur, les seules personnes du beau sexe qu’il fréquentait recevaient leurs amis dans des chambres d’hôtel, il ne voyait pas d’inconvénient à ce que des femmes plus huppées se complussent à vivre dans du rose, avec toutes sortes de décorations bizarres. Seule la façade le chiffonnait.

-« Ça ne peut pas aller, déclara-t-il. Un toit en tuiles avec des murs roses ça fait maison publique. Il faut ajouter quelque chose ou peut-être changer la coloration du toit. »

C’est ainsi que l’adjudant-chef fut responsable d’un toit peint en vert et jaune à la façon d’un parasol. Carl Heinz couronna le tout d’une girouette, faite d’un cœur pourpre traversé d’une flèche dorée.

La petite maison rose reflétait toujours autant la lumière, mais les Rellim ne voulurent pas y entrer. Elle ne convenait pas même aux lieutenants célibataires, qui craignaient de  devenir fous.

Le fait qu’elle resta inoccupée n’inquiéta pourtant pas la conscience du capitaine Rieradrob, puisque les étrangers de passage intrigués, demandaient à la visiter. C’était devenu un but de promenade des gens de Djibouti.

Elle se détache si bien dans l’horizon qu’elle figura comme point de repère incontournable sur les cartes de Djibouti.

On peut en conséquence affirmer qu’Ali Sabieh, grâce à ce petit édifice coloré, a fait avec éclat son entrée dans la géographie et dans l’histoire.

N’est-il pas autrement important, pour une maison, que d’abriter un ménage d’officier…

Cependant, une chose restait à faire, celle de remplacer la tuile à l’origine de cette histoire  et qui avait été complètement oubliée…

CM et PyC