Le sort m’a fait naître dans un milieu où les hommes étaient ouvriers et dockers.
Rien ne me prédisposait à servir dans une carrière militaire et, maintenant où j’en puis juger avec un peu de recul, je sais que ce choix était le bon et que le métier des armes était celui qui convenait le mieux à mon caractère. Je lui dois le privilège d’avoir passé ma jeunesse dans une atmosphère limpide et d’avoir senti vibrer à l’unisson du mien, des coeurs exaltés par l’école d’énergie, de courage et d’humanité.
Mais, parlant d’humanité, j’aime donner ma version de cette chose mise à toutes les sauces des discussions sans fin. L’humanité, c’est ce que l’espèce humaine a fait de nous, elle doit préserver, la nature à la culture, du fait de la valeur, de l’existence à l’exigence, de l’appartenance à la fidélité. “Il n’y a point d’humanités modernes”, disait Alain. “Il faut que le passé éclaire le présent, sans quoi nos contemporains ne sont à nos yeux que des animaux énigmatiques.” L’humanité n’est devant nous, comme idéal, que parce qu’elle est d’abord derrière nous, comme histoire, comme mémoire, comme fidélité. Que nous devions nous soucier de nos descendants, c’est une évidence.
Le souvenir de ces années s’est gravé profondément en moi et le temps n’a pu l’affaiblir. Un fardeau aurait pu étouffer un moment mon enthousiasme, l’Indochine et l’Algérie, mais les soldats français ont été à la hauteur de l’impossible face aux décisions politiques, conservant intact le trésor de leurs souvenirs et le germe de leurs espérances.
Des diverses phases de ma vie d’officier, ce sont celles passées de 1976 à 1978 à Djibouti qui ont laissé en moi l’impression la plus forte et j’ai souvent tenté maladroitement d’évoquer l’extraordinaire ambiance de cette période d’avant, pendant et après l’indépendance de ce pays de la corne de l’Afrique. Sans doute, ma peinture de la Légion est-elle assez différente de celle que la légende a popularisée, semblera-t-elle aussi décevante à certains beaux penseurs… et fortes têtes. En fait, en dépouillant le modèle des oripaux dont on le revêt habituellement, me permets de mieux montrer la grandeur, dans la nudité de sa farouche mystique.
La Légion ne nous lâche plus quand nous avons goûté ses philtres, quelle passion nous avons pour elle et quelle dévotion profonde cachaient les masques de septicisme ou de moquerie, derrière lesquels s’abritait notre pudeur.
L’épanchement sentimental ne saurait être un fil conducteur, les problèmes de la vie quotidienne, les contingences du métier, tout s’estompe et paraît méprisable, tandis que s’impose une hallucinante obsession, celle de l’énigme de la destinée humaine.
Simple pion sur l’échiquier du Roi, le légionnaire doit conserver ses forces intactes pour le service d’un pays qui n’est pas le sien et sa devise de fidélité dans l’honneur est celle de maîtres mots trop exigeants pour lui permettre de s’énivrer de liberté. A lui les âpres besognes chaque jour répétées…
Précisions obligent: La fidélité pour le légionnaire devrait être la constance, la loyauté et la gratitude tournée vers l’avenir autant que vers le passé. Vertu de mémoire mais aussi d’engagement, c’est la reconnaissance joint à la volonté de l’entretenir, de la protéger, de la faire durer, de résister à l’oubli, à la trahison. Quant à l’honneur, c’est, dit-on, la dignité qui passe dans le regards des autres… L’honneur on le sait, peut pousser à l’éroïsme autant qu’à la guerre ou à l’assassinat (crime d’honneur) et qu’il a fait plus de morts que la honte et plus d’assassins que de héros. A la Légion, l’honneur est une passion noble à l’image de ce que disait Alain: “comme un fusil chargé.” Et c’est bien ainsi ! Le reste; tout le reste n’est que verbiage et vains mots !
Je lisais dernièrement quelques lettres écritent au lendemain de la Grande Guerre et l’une d’elles exprimait l’esprit des “anciens combattants” conclusion d’une conférence retentissante écrite à Clermont-Ferrand avec un réel talent. L’auteur s’exprimait par un code qui pourrait inspirer le code d’honneur de l’ancien légionnaire. En ces temps difficiles, ce chef d’oeuvre de clarté écrit d’une plume intuitive pourrait encore être d’actualité:
- 1: L’ancien combattant est attaché au pays qu’il a sauvé parce qu’il a souffert pour lui,
- 2: Il est pacifique parce qu’il connaît bien la guerre,
- 3: Il a le sens de l’action et se méfie des rhéteurs.
- 4: Réaliste dans l’idéalisme, il n’admet pas de dangereuses idéologies,
- 5: Il est ordonné par haine du désordre,
- 6: Il est constructeur, par haine de la destruction guerrière,
- 7: Il est ennemi du mensonge et a horreur du bourrage de crâne,
- 8: Il a le sens de l’intérêt général auquel il a plié le sien,
- 9: Il a un appétit d’autorité et de discipline consentie,
- 10: Ayant connaissance de la solidarité il a l’esprit d’équipe,
- 11: Grand partisan de la tolérance politique et religieuse il ne connaît pas de haines sociales,
- 12: Il sait assumer des responsabilités.
Les guerres ont réalisé le miracle de briser l’égoïsme. Certains de mes grands anciens me confiaient qu’au début de leur contrat, ils se sentaient si petits, si abandonnés, si anonymes qu’ils recherchaient le soutien de leurs copains. En temps de guerre, tout ce qui faisait hier la raison d’agir ne comptait plus. A quoi bon, disaient-ils, former des projets, puique l’on ne savaient pas si l’on vivraient le lendemain ? La hantise de la mort poursuivait les cerveaux et la menace constante du danger maintenait dans les âmes le sentiment de la nécessaire solidarité.
Hélas, la guerre rapproche les esprits et le coeur plus que la paix…
CM