Collection CM: l'adjudant-chef Dutilleul alias Durieux par Andreas Rosenberg.

Cette lettre à un ami n'est jamais arrivée jusqu'à son destinataire, celui-ci étant entre-temps décédé. Nous étions caporaux ensemble à Madagascar au 3ème REI. Je partage et je suis très heureux de pouvoir, avec cette lettre retrouvée, avoir une pensée fraternelle pour cet homme remarquable disparu bien trop tôt. "On n'est réellement mort que lorsque nous sortons de la mémoire des vivants" - Saint-Augustin:

 

"Mon Cher Dutilleul,

J’ai l’œil renseigné d'un personnage à la mémoire saturée pour avoir fait le tour des choses et qui arrive au bout d’un long chemin semé d’embûches et qui me fait me présenter les mains lisses, tel un bourgeois, raffiné juste ce qu’il faut, pour afficher une forme de culture au point parfois d’agacer...

En fait, ma vie, je l’ai vécue en prise directe, apprenant à vivre à la Légion étrangère d’une autre manière que ce bourgeois raffiné  cité plus haut. J’y ai appris que notre société s’abrite des hommes ou s’accommode d’eux. Pour moi, l’adaptation à la vie de légionnaire était devenue familière quand il le fallait, silencieuse si nécessaire et capable de désinvolture autant que de gravité. J’avais en moi, le sentiment du droit et du devoir, mais aussi et surtout, la satisfaction de l’estime de soi, ces ressorts puissants qui me permettaient de tenir debout et de me faire avancer, (Momo-erectus, disaient certains de mes amis, surnom donné après une de leurs visites qu'ils me faisaient à Canjuers à la recherche de fossiles). Toutes choses banales qu’un homme ne peut ignorer et qui l’empêchent de devenir un chien écumant. Je me souviens que pour me donner une impression de grandeur, dans ma petite enfance, je montais au plus haut de la dune la plus haute à regarder la mer encore baignée de lumière, au-dessus de ceux que je contemplais du haut de ma grandeur: les  fourmis humaines. A chaque fois, en imagination, je jetais une bouteille à la mer, océan d’archives pour détromper les générations futures et leur expliquer par écrit  que dans la période où il m’a été donné de vivre, la jeunesse n’était pas seulement un âge de la vie, mais une valeur suprême et que le droit le plus difficile à défendre était celui d’échapper à la fête. Il y avait fête de tout, peut-être en réaction à ce qu'avait subi une population libérée après ce second conflit mondial. Comme l’écrivait vainement un auteur célèbre: “rien ne pouvait être glorifié, affirmé ou même apparaître qu’à travers les fastes de la fête: " Homo Erectus festif  régnait sur le jour et la nuit, sur la semaine et le dimanche, bref partout, seul but d’une vie sans intérêt mais vie retrouvée”. Le frisson de l’interdit s’assurait  une confortable interdiction d’interdire dont une fausse révolution devait laisser des traces indélébiles… Je n’ai découvert le mouvement “mai 68” que très tard,  pendant ce temps-là, nous étions ensemble à Madagascar et je n’avais aucun goût pour les prévisions des horoscopes et des informations, mon avenir, je le vivais au présent à pleines dents...

Mon cher Dutilleul, je divague, bien sûr, cela me fait le plus grand bien de dire n’importe quoi. Il est vrai aussi que ton propos où tu exclames sans complexe une satisfaction indécente d’un vécu exemplaire m’inspire mille et une choses... L’écriture avant l’avènement des «textos» était une activité calligraphique courtoise et relevait d’une certaine délicatesse inspirée par une élégance de cœur. Aujourd’hui on affiche dans les librairies et dans les bibliothèques de lycées la liste des droits du lecteur: “le droit de ne pas lire, le droit de sauter les pages, le droit de ne pas finir un livre, le droit de lire n’importe où, le droit de lire à voix haute”, ils en oublieraient presque le droit de se taire...

Je reconnais, avec une certaine gêne, m’être familiarisé avec le livre numérique, cette machine sans âme noyant les œuvres dans le flot d’une nouvelle manière de lire sans l’odeur magique du papier encré.

Je me souviens aussi de ce vieux pépé solitaire, curieux et mystérieux bonhomme, ancien légionnaire, que je fréquentais dans mon enfance et qui hurlait en parlant de la transformation que nous faisions des mots: « Monsieur », disait-il, Etre poli c'est se reconnaître obligé aujourd’hui, ce n’est pas s’affirmer mais s’amoindrir, c’est s’incliner » et de rajouter en conclusion qui sera celle aussi de ces irrévérencieux écrits: « Il y a bien plus qu’une simple comédie humaine et sociale dans tout cela, Monsieur ! ».  Je ne vous le fais pas dire Monsieur…

Surtout ne vois pas dans cette courte missive un quelconque message, il n’y en a pas et mes propos n’ont d’autre  ambition  que de garder avec toi un contact bienveillant au risque de parler de tout et de rien, histoire de faire en ta compagnie un bout de route sur le chemin de l’amitié. Comment pourrait-il en être autrement, au regard de ce qui se passe dans le monde et en Europe en particulier, que de faire le choix de parler de tout et de rien, sans fil conducteur, bienheureux celui qui peut se retrouver dans cette confusion où domine l’incohérence, l’intolérance, la haine et l’incompréhension. Ce n’est pas mon cas, trop de choses me dérangent pour pouvoir discuter sérieusement, avec cohérence, aussi je me garde de tout commentaire inutile dès lors qu’il m’est impossible d’imposer les valeurs qui sont les miennes et qui ne peuvent être défendues dans un pays qui prend chaque jour une orientation qui ne me plait pas.

Amitié légionnaire.

CM