Dans le cimetière chinois du hameau de Nolette, à Noyelles-sur-Mer, à un battement d’ailes de la magnifique baie de Somme, reposent pour l’éternité Yeng Hung Lu, Lan Fu Kuea et des centaines de compatriotes. Comme les grues cendrées du parc du Marquenterre, ces voyageurs célestes ont fait un long, très long périple jusqu’ici. C’était saison d’orages, en cette année 1917. Ce ne devait être pour ces jeunes hommes qu’un aller-retour, une étape dans une vie qu’il leur restait à parcourir. Mais ils ne sont pas repartis. Ils ont désormais leur tombe blanche dans ce havre serein, à l’ombre des cèdres bleus qui parsèment l’enclos. A l’entrée, sur un portique aux formes asiatiques, quelques vers en mandarin rendent hommage à ces égarés.
Ce dimanche 6 avril, des oiseaux parcourent le ciel immense, un ciel de mer dont la couleur profonde dit que la côte est toute proche. Comme chaque année, une petite foule s’est réunie dans le carré funéraire. C’est Qing Ming Jie, la Fête des morts. Plusieurs dizaines de Chinois, venus pour beaucoup de Paris, et autant d’habitants de la commune picarde sont présents. Des représentants de l’ambassade sont également là. Une famille de touristes déambule, s’informe de ce qui se passe, plaint ceux qui sont enterrés là.« Pauvres hommes, ils sont venus de si loin ! » Le vent mutin renverse les couronnes de fleurs, emporte les discours, en chinois ou en français, que crachote un piètre mégaphone. La retenue n’empêche pas l’émotion. La cérémonie est belle finalement. Manière simple et digne, épurée, de dire qu’on n’oublie pas un sacrifice.
Les tombes égrènent la litanie des noms, des matricules et des dates de décès. Cheng Lan Chang (11213, 5 mai 1918), Wang Chen Pang (45884, 8 mai 1918), Lin Wen Po (48661, 15 mai 1918). « Morts au champ d’honneur », selon l’expression consacrée ? Oui et non. Tués par cette guerre à coup sûr, mais usés à la tâche plutôt que fauchés par la mitraille, terrassés par la maladie plutôt que par les Shrapnel. Ils sont victimes comme ils furent acteurs, de troisième classe. Sur les stèles, des épitaphes en anglais ronflent comme canons de 75 : « Fidèle jusqu’à la mort », « Une bonne réputation dure pour toujours », « Une noble tâche bravement accomplie »… Quelle « noble tâche » ? Nettoyer de ses morts les champs de bataille, creuser des tranchées, piocher, pelleter, porter des fardeaux jusqu’à l’épuisement ? Ils étaient venus travailler en hommes libres, mais ne savaient pas qu’ils allaient trimer dans des conditions indignes, en véritables forçats.
Officiellement neutre
En 1916, quand l’effort de guerre exigeait toujours plus de bras, des émissaires français et anglais furent dépêchés dans l’empire du Milieu. Le gouvernement chinois était officiellement neutre dans le conflit. Soucieuse moins de la santé de ses sujets que de ne pas froisser l’Allemagne, la nouvelle République, alors en gestation dans une période trouble, accepta de fournir de la main-d’œuvre, à condition que cette dernière ne travaille pas à moins de 16 km du front et ne soit pas occupée à des tâches militaires. On se mit en quête de forces de travail, en fait de bêtes de somme, ainsi décrites par un attaché militaire français : « Sobre, robuste, endurant et docile, l’ouvrier du Nord s’adaptera à notre climat et à des travaux, même pénibles, n’exigeant qu’un effort mécanique : il ne s’agit bien entendu que d’hommes de peine, de coolies, de terrassiers. » On ne saurait être plus cyniquement clair. A Weihai, le bureau de recrutement britannique procédait à un examen médical digne de maquignons, tâtant les muscles et examinant la denture, comme on le fait d’un animal de bât.
L’historienne Li Ma, maître de conférences à l’Université du littoral-Côte d’Opale, a consacré un livre à ces oubliés (Les Travailleurs chinois en France dans la première guerre mondiale,CNRS éditions, 2012). Arrivée à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) en 2003, cette universitaire de 50 ans s’est tout de suite passionnée pour leur destin. Mais elle s’est heurtée aux lacunes documentaires. Ces travailleurs étaient illettrés. Ils n’ont laissé aucun témoignage écrit de leur épopée. Ils étaient pour la plupart des déplacés, des paysans sans terre, échoués en ville, de pauvres hères vulnérables à qui des recruteurs faisaient miroiter toutes les promesses contre une croix en bas d’un contrat léonin. Ils s’embauchaient pour cinq ans, contre un salaire de 1,50 franc à 4,50 francs (l’équivalent de 5 euros à 15 euros) par jour, amputé des frais. En cas de décès, la famille touchait 270 francs (900 euros) d’indemnisation pour le dol occasionné.
Le premier homme est arrivé le 24 août 1916, explique Li Ma, mais l’essentiel du contingent débarqua en 1917. Il avait mis trois mois du port deTsingtao (aujourd’hui Qingdao) à Marseille. Après le naufrage en Méditerranée du paquebot Athos, torpillé par un sous-marin allemand, occasionnant la mort des 543 travailleurs chinois qui étaient à bord, les convois furent déroutés. Ils traversèrent le Pacifique, puis le Canada, puis l’Atlantique, avant d’arriver en France, après six mois d’un exténuant trajet. Beaucoup ne parvinrent pas à destination.
Recrutés dans les mines, les ports et les exploitations agricoles
Selon le chiffre le plus communément admis, 140 000 Chinois furent envoyés en Europe. Les 40 000 hommes embauchés par les Français travaillèrent dans des exploitations agricoles, dans des mines ou comme dockers dans les grands ports. Mais certains furent employés dans des usines d’armement (notamment à La Machine, dans la Nièvre), en contravention des règles édictées par le gouvernement chinois. Plus fragrants encore furent les abus des Anglais, qui employèrent les 100 000 hommes du Chinese Labour Corps, très près des zones de combat et parfois même sur le front. Ils les installèrent dans des campements sommaires, comme celui de Noyelles-sur-Mer.
Dans cette commune d’aujourd’hui 771 habitants, certaines mémoires familiales entretiennent le souvenir de leur présence. C’est peu de dire que ce furent des apparitions.« Leurs chapeaux pointus ont fait sensation », explique Jean-Michel Gay, 58 ans, nouveau maire de la commune. « Ces pauvres malheureux arrivaient dans des wagons à bestiaux,raconte Marc de Valicourt, 37 ans, descendant du comte Joseph de Valicourt, le maire de l’époque. Au départ, les gens en avaient un peu peur. Et puis ils se sont habitués. Ces reclus s’échappaient du campement, se planquaient, venaient taper aux carreaux pour demander de l’aide et de quoi manger. Ils se gavaient de pommes. » « On leur doit notamment la construction de la ligne de chemin de fer qui reliait le port de Saint-Valéry au front »,poursuit Jean-Michel Gay. Outre ces rails où circule chaque été désormais un petit train touristique, il ne reste du passage de ces hommes que le cimetière du hameau de Nolette et les sculptures de deux gardiens du Bouddha, ornant l’entrée de Noyelles.
Li Ma évoque des révoltes provoquées par la maltraitance mais également par l’incompréhension culturelle. Quand les Anglais criaient « Go, go ! » (en avant, en avant !), les Chinois comprenaient dans leur langue : « Chien, chien ! »la pire insulte qui puisse leur être faite. L’épidémie de grippe espagnole, à la fin de la guerre, fit des ravages. Côté français, le chiffre généralement admis oscille entre 1 500 et 2 000 morts, côté britannique, entre 2 000 et 3 000. Mais Li Ma émet des réserves sur ce comptage. « Il y a 25 000 hommes dont on a perdu toute trace. »Combien sont-ils exactement dans les 17 cimetières du nord de la France où leur présence est recensée ? Dans le plus important, celui de Noyelles, parfaitement entretenu par la Commonwealth War Graves Commission, on compte 834 tombes. Li Ma estime qu’ils sont sans doute plus nombreux à dormir ici, peut-être un millier.
1500 à 2000 Chinois firent souche en France après la guerre
Après la guerre, ces hommes participeront au meurtrier déminage des zones de combat. Ceux qui avaient survécu à ce régime de bagne sont repartis vers leur terre natale, fin 1920 pour les employés des Anglais, fin 1922 pour la main-d’œuvre utilisée par les Français. Mais 1 500 à 2 000 hommes sont restés. Même si quelques Chinois s’étaient déjà installés auparavant, c’était là le début d’un courant migratoire qui ne fera qu’enfler avec le temps. La plupart de ces pionniers se sont établis à Paris, autour de la gare de Lyon, dans ce qui était alors l’îlot Chalon. Après la saignée d’hommes de 1914-1918, ils trouvèrent sans mal une femme et un travail, bref firent souche. Ils furent employés dans les usines Renault de Boulogne-Billancourt ou dans les ateliers Panhard et Levassor, dans le 13e arrondissement, qui reste, des années plus tard, un centre névralgique de la communauté.
A partir de 1919, ils furent rejoints par un certain nombre d’étudiants chinois. Parmi eux, Deng Xiaoping, Zhou Enlai, Chen Yi (ancien ministre des affaires étrangères de la République populaire de Chine). Ils feront de l’alphabétisation auprès de leurs compatriotes ouvriers, y jetant les bases de leur conscience politique. Selon Li Ma, la première cellule du Parti communiste chinois vit le jour à Boulogne-Billancourt en février 1921, avant celle de Shanghaï, qui date de juillet 1921. Un des anciens coolies de 1917, Tchang Chang-Song, jouera un rôle actif dans la Résistance, pendant la seconde guerre mondiale.
C’est en souvenir de ces précurseurs de l’immigration que Paul Ting, président de l’Association des Chinois en France, organise depuis trente ans une cérémonie à Noyelles. « On ne peut pas se couper de nos racines »,dit-il. Né à Shanghaï en 1940 puis installé à Hongkong, cet homme est arrivé en France début 1969. Il a créé en 1971 une société d’import-export, puis une agence de voyages. Paul Ting est devenu un homme d’affaires prospère qui roule en Mercedes. Il a découvert par hasard le cimetière de Nolette en 1982. Il en est ressorti étreint par l’émotion, avec le sentiment d’une dette mais aussi d’un ancrage plus profond dans cette France qui est désormais la sienne. « Il est important de se souvenir qu’il y a cent ans des Chinois sont morts ici »,dit-il.
Dette du sang
« Les enfants ne connaissent pas notre histoire »,regrette Xe Xingqiu, 61 ans. Lui est arrivé en France en 1980, venant de la région de Wenzhou, comme une bonne partie de la diaspora chinoise. Il a fait sa vie dans son pays d’adoption et s’est intéressé à ceux qui l’avaient précédé sur les chemins de l’exil. Il a écrit deux livres sur l’histoire des Chinois de France, en mandarin, afin de mieux la faire connaître dans la communauté. L’un d’eux est consacré aux travailleurs chinois de la Grande Guerre. « Leur histoire est aussi la nôtre », dit-il.
Une trentaine de groupements de Chinois (une efflorescence et une concurrence associative bien française…) participe régulièrement au Qing Ming Jie. Hu Victor, 47 ans, responsable de l’Amicale des anciens légionnaires d’origine chinoise en France, revenait pour la sixième fois cette année. A une grande tablée du Rio, restaurant-bar-brasserie-dancing de Noyelles, il raconte comment il s’est engagé dans la Légion en 1986. Il sait ce que signifie la notion de « dette du sang » versé pour la France. Elle lui a valu sa naturalisation. Il a deux enfants, une fille de 21 ans et un garçon de 16 ans, tous deux français. C’est aussi pour eux qu’il est là.
Jing Wang, 32 ans, a aussi fait le pèlerinage de Noyelles ce 6 janvier. Elle prépare un doctorat sur l’immigration chinoise en France au laboratoire d’anthropologie de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Elle est originaire de Tsingtao, d’où partirent nombre de ces travailleurs de la Grande Guerre et où elle avait pris connaissance de leur histoire, les archives locales gardant des traces de leur passage. La voilà dans ce qui fut leur dernière escale.
Jing Wang est arrivée à Paris en 2007 et, depuis, elle étudie « comment la communauté chinoise a importé sa culture en France sur trois générations ». Elle démontre la complexité des relations qu’entretiennent, de manière différente selon les âges, les Franco-Chinois et avec leur pays d’origine et avec leur pays d’adoption. Cette immigration, réputée bien intégrée et si discrète, connaît aussi des tiraillements identitaires. Partout, à Aubervilliers, à Noisy-le-Grand, à Belleville, Jing Wang fait le même constat : « Les jeunes ont deux visions de la Chine, celle que véhicule l’histoire familiale et celle qu’ils voient dans les médias. C’est l’histoire familiale face à l’histoire collective. » A Noyelles, dans l’odyssée de ces pauvres coolies, se trouve peut-être une clé pour réconcilier ces deux histoires.
SOURCE : LE MONDE