Pause réflexion…

Nous nous étions arrétés pour une pause que nous accordait enfin notre Chef de section. Lors de ces moments de récupération, les conversations n’avaient rien de philosophique, nos cerveaux étaient encore en surtension, imposant à notre corps meurtri une marche qui se déroulait dans un endroit escarpé et difficile.
Le lieutenant entama une discussion avec son adjoint, l’adjudant Garcia, qui, au moment du départ, était venu accompagné d’un jeune garçon.


- C’est votre fils qui vous accompagnait, mon adjudant ?
- Oui, mon lieutenant, je venais de la distribution des prix de son école, il n’a rien eu, dit Garcia avec une sorte d’orgueil, pas un prix, pas un accessit, il est faible en thème, c’est mon fils.
Dans mon coin, assistant malgré-moi à la conversation, je ne comprenais pas que l’adjudant affichait une dérision humoristique et semblait se réjouir de ce qui me paraissait comme une petite calamité. Vraiment son attitude me choquait, toutes mes idées sur les récompenses scolaires étaient bousculées, je pensais que le chagrin le rendait un peu aigri.
L’adjudant repris la conversation sous la forme de monologue:
“ Voyez-vous, mon fils n’est pas un aigle, mais ce n’est pas non plus un cancre, ils étaient trente et un dans sa classe et d’après le classement général, il est vingt-troisième. Vais-je le lui reprocher, lui demander avec insistance: “Pourquoi es-tu vingt-troisième ? il ne pourrait pas me répondre. On peut donner les raisons d’être le premier ou le dernier et au besoin, le second ou l’avant-dernier; mais peut-on donner les raisons d’être vingt-troisième alors qu’on nait vingt-troisième. J’aurais mauvaise grâce à lui en vouloir, puisque cette particularité, il la tient de moi, son père. Oui, je reconnais en lui toutes les qualités modérées du vingt-troisième: son intelligence n’est ni éveillée ni endormie; il n’a la compréhension ni lente ni foudroyante; il n’est pas de ces enfants qui apprennent rapidement et oublient de même, ou bien qui apprennent difficilement et n’oublient jamais. Non, il apprend assez vite et oublie assez vite.


Mes Parents aussi se désolaient que je n’étais pas nommé à la distribution des prix. Ils attribuaient cela à la mauvaise volonté, à la paresse, aux pires instincts, ce qui n’était que prédestination, que sais-je ? L’année où j’échouai au baccalauréat, mes vacances furent pathétiques. Avez-vous observé que les échecs au certificat d’étude primaire et à tout autre diplôme ressemblent parfois aux grandes causes judiciaires ? On juge les jeunes scélérats, coupables d’un horrible forfait honteux. Mes Parents se livraient à travers certaines phrases désobligeantes à une fin semblables à celles de ces tristes déracinés.
Si je dois réagir au regard de la vingt-troisième place de mon fils, je dirais: “ O mon cher vingt-troisième, je te ferai des vacances charmantes. La vie malgré mes échecs scolaires continua. Chaque année, à la même époque, mes transes, mon supplice, recommençaient avec la distribution des prix. Autrefois, mes Parents, c’est ma femme à présent, qui m’humilie on me comparant à des camarades mieux doués ou plus habiles que moi. Elle m’agresse de réflexions sans bienveillance. La nomination d’un tel, d’une voix sifflante, elle m’annonce que tel autre est passé au grade supérieur”.


Le lieutenant pris la parole:
- Etes-vous pour le maintien ou la suppression des récompenses ?
- Je suis pour, dit l’adjudant. Vous ne m’avez pas du tout compris, je ne suis pas un homme de progrès, ni un révolutionnaire, encore moins un envieux et j’ai du sens commun. J’exige que le travail et l’intelligence soient récompensés et solennellement. On n’imagine pas un élève qui viendrait chercher son prix à un guichet. Ne créons pas de lauréat honteux ! Je suis pour la distribution éclatantes des prix et j’ai emmené mon fils à celle de son école, bien que je fusse certain quant au résultat.


Je souhaite que cette cérémonie eût développé en lui le sens de l’inégalité qui est une des conditions de la vie. On le constate en tout et partout, dans la nature entière, l’homme doit l’accepter sous peine de ne pouvoir jamais être heureux, puisque, pour rester dans le domaine physique et moral, il y aura toujours des forts et des faibles, des grands et des petits, des bons et des méchants, des intelligents et des sots”. Je veux que mon fils vît ses camarades monter sur l’estrade et en redescendre couronnés, tandis que lui-même demeurait assis sur son banc. Non je ne demande pas les suppressions des récompenses mais qu’on ne nous fasse pas, un grief de n’en avoir point obtenu, c’est un peu comme les médailles. Qu’on reconnaisse, à notre humble place, la nécessité qu’il y ait des vingt-troisièmes et que mon fils s’habitue, se résigne à cette idée que le travail ne suffit pas sans les dons, sans la chance et que le plus grand savoir peut n’être rien du tout pour celui qui le possède sans grâce.



 

Le lieutenant reprend la parole:
“A vos sacs, nous reprenons la marche !”
Garcia se sentait obligé de placer un dernier mot:
“Excusez-moi, mon lieutenant, j’ai sans doute été prolixe, mais je n’ai pas souvent l’occasion de donner mon avis, on ne me le demande jaùais. Pourtant, soyez certain que mon opinion n’est pas négligeable à nous autres les vingt-troisièmes.
Qui sait si notre Légion sans prestige n’est pas malgré tout, comme l’infanterie, la reine des batailles ?
Le reste de la marche fut… silencieux à souhait !

CM