Herbert Traube

Résistant, légionnaire pendant cinq ans, soldat victorieux avec la 5e division blindée (DB), décoré de la Croix de guerre, devenu, comme il dit lui-même, « un petit bourgeois français qui connaît La Marseillaise par cœur », Herbert Traube en impose. Cheveux blancs impeccablement coupés, moustache bien taillée, lunettes à fine monture dorée, costume ajusté sur un beau gilet de laine, l’homme concentre les élégances de la Mitteleuropa du début XXe et de cette Côte d’Azur cossue où il réside aujourd’hui.
Sa voix posée reste teintée d’accent autrichien, vestige d’une enfance heureuse brutalement interrompue en mars 1938 par l’annexion de son pays par l’Allemagne d’Hitler. « Un jour, un professeur est entré dans ma classe, et a crié “les Juifs dehors…” Il portait un brassard à croix gammée. On nous a chassés du collège », se remémore le presque centenaire, encore sidéré.


« Saujude », « truie de juif »… Près d’un siècle s’est écoulé mais l’insulte bourdonne encore aux oreilles d’Herbert Traube. « Je devais avoir 8 ans, c’était dans la rue à Vienne… J’ai demandé à mon père pourquoi cet homme criait ça. Il m’a juste répondu : “C’est un antisémite” ». A 97 ans, Herbert Traube se souvient de cet épisode comme celui de la découverte de la haine, un point de bascule qui a bouleversé son destin, et qu’il combattra jusqu’au bout.
Longtemps pourtant, Herbert Traube a gardé ses traumatismes pour lui. « Quand j’ai quitté l’armée en 1947, je me suis aperçu que mon histoire n’intéressait personne, que les gens voulaient passer à autre chose… Pendant des décennies, j’ai été étranger au devoir de mémoire. Et quand mes fils me questionnaient, je ne répondais pas », poursuit celui qui porte, côte à côte au revers, l’emblème de la 1re armée Rhin et Danube et sa légion d’honneur.
Soldat sur tous les fronts
Enfouis donc la fuite en Belgique puis en France, les internements dans les camps de Rivesaltes, où sa mère meurt de malnutrition, de Gurs et des Milles près d’Aix-en-Provence d’où son père est déporté vers Auschwitz. Passés sous silence ses deux évasions et les quelques mois de résistance à Marseille… Remisé aussi son engagement, à 18 ans en 1942, dans la Légion étrangère sous une fausse identité. « Je m’appelais Thomas Hebert et j’étais luxembourgeois », détaille-t-il aujourd’hui – le Luxembourg pour l’accent, le nom d’emprunt pour conserver ses initiales, H. T., gravées sur la chevalière qu’il porte toujours au doigt.
Transféré en Afrique du Nord pour rejoindre son unité, Herbert Traube ne verra pas Allemands et Italiens envahir la zone libre. Mais il les combattra, fusil en main, en Tunisie, en Provence, le long du Rhône, en Allemagne et jusqu’en Autriche, où, ironie de l’histoire, il fêtera la capitulation nazie le 8 mai 1945. La Légion l’expédie ensuite en Indochine, où il tiendra son rôle de sous-officier. « Mais ce n’était pas ma guerre. Au bout de mes cinq ans, je suis revenu à Paris. Ça n’a pas été facile, je ne savais rien faire d’autre que tenir un fusil… ».
Obligé de s’inventer une vie professionnelle, Herbert Traube laisse peu de place à l’envie de témoigner. « Mais un mot, une réflexion faisaient remonter les souvenirs… et les cauchemars », concède-t-il. A l’initiative de ses anciens camarades militaires, il commence à raconter la guerre devant des scolaires, puis à parler du destin de ses parents. « Cela a été un déclic. Six millions de juifs ont été tués et mon père est l’un d’eux. Des copains soldats sont morts à côté de moi, donnant leur vie pour le rétablissement des libertés. Ça m’a travaillé beaucoup, je n’en dormais pas la nuit. Je me suis dit : “toi qui as survécu, il faut que tu parles” ».

Depuis, Herbert Traube ne cesse de raconter son histoire pour, dit-il, « que personne n’oublie ». Son autobiographie, Une odyssée peu commune, de Vienne à Menton (Musée des sciences de l’homme, 2015), a donné corps à un documentaire prochainement diffusé. Et il enchaîne les interventions publiques dans lesquelles il revendique avoir été «une victime de la persécution des juifs par l’Etat français ».
Dans les temps actuels, Herbert Traube reconnaît des signes qu’il a déjà expérimentés et alerte sur les « remugles antisémites », la « montée des extrémismes » et le « racisme anti-arabe » qu’il voit prospérer. « Par des attaques verbales, on peut inoculer la haine », rappelle-t-il. Aux Milles, son ancienne prison est devenue un site mémoriel. « Il faut des lieux pour parler de la manière dont on transforme des braves gens en bêtes féroces qui tuent d’autres humains », insiste-t-il. Et pour marteler qu’à Vienne comme ailleurs, tout commence par des mots.