Un poète piémontais (1), a écrit : « Si tu as des frères et des sœurs, mets tous tes soins à ce que l'amour que tu dois à tes semblables, commence par ceux qui t'ont donné le jour, tes parents, puis vis-à-vis de ceux qui te sont unis par la plus étroite des fraternités : Tes sœurs, et tes frères. » …
Sans doute, est-ce raison que de privilégier, dans son cœur, ceux qui sont du même sang. Mais il est des raisons et celles-ci, je le crois, en font partie, qui ne pèsent pas grand-chose ou si peu dans une vie d’homme. Pour ce qui me concerne, être uniquement « frère » par la naissance n’est pas, loin s’en faut, une raison suffisante pour se distinguer par une vertu ou un mérite supérieur du seul fait d’appartenir à la même fratrie. Avec cinq frères et sœur, j’ai eu la tristesse, tout au long de ces années où Dieu m’a prêté vie, de le constater parfois avec amertume, désappointement et désolation.
Qu’est-ce qu’une fraternité ?


Il en existe tout autant que les différentes sensibilités qui colorent le cœur des hommes avec ses innombrables nuances, qui sont à la fois ombres et lumières. Je n’en connais personnellement que trois. La fraternité qui devrait unir les membres d’une même famille, la fraternité d’armes, qui avec l’esprit de corps composent les deux faces d’une même médaille. Et cette dernière, qui est pour moi la plus belle, la plus inexplicable et la plus indéfinissable. Elle n’existe que lorsque ces mots « ami et frère » en arrivent à se confondre. Lorsque cet autre est plus qu’un ami, il est un frère, et qu’il est dans les faits plus qu’un frère, n’étant plus seulement qu’un ami.
Dans ces sentiments particuliers, souvent confus et dont les limites ne sont jamais perceptibles avec précision, netteté et justesse. Pour qui le sens des mots n’a pas d’importance, pour ceux dont les mots s'arrêtent à l'oreille ou dont les silences qui vont au cœur ne disent jamais rien. Fraternité et amitié bataillent, tantôt ami, tantôt frère, n’étant au final ni pleinement l’un, ni tout à fait l’autre.
Ces mots trop souvent galvaudés de nos jours, valent même à l’étranger croisé au hasard d’une rencontre d’être interpellé en qualité de « frère ». D’autres, plus nombreux encore, prétendent n’avoir que des amis, y compris ce presque inconnu, qu’ils présenteront pourtant ou nommeront ainsi avec légèreté, alors même qu’aucun lien, d’aucune sorte, ne les unit et ne les unira jamais, et certainement pas un début d’amitié. Ajoutant encore plus de confusion, un écrivain et homme politique français (2) cru bon de prétendre : « Que la fraternité ne se trouve que de l'autre côté de la mort… ». Heureusement, cet autre (3), avec beaucoup d’intelligence et de finesse, rétablit une vérité essentielle : « La fraternité se ressemble… ».
Fraternité et amitié ne sont donc pas synonymes. Ce même piémontais, en a donné, me semble-t-il la plus belle description : « L'amitié est un lien fraternel, et, dans son sens le plus élevé, elle est le plus bel idéal de la fraternité. C'est un accord suprême de deux ou de trois âmes, jamais d'un bien grand nombre, qui se sont devenues nécessaires l'une à l'autre, qui ont trouvé l'une dans l'autre une parfaite disposition à s'entendre, à s'entraider et à s'encourager au bien… ».
Je suis pleinement en accord avec lui, lorsqu’il précise « dans son sens le plus élevé ». Car, la sélection qui est la mienne dans le choix de mes Amis, est impitoyable. Les critères ne sont jamais bien définis, ils sont innombrables et pas toujours identiques selon la nature profonde et intime qui me lie à ces personnes. Il n’y a aucun examen à passer et ce n’est pas un concours non plus, même si, ici et toujours pour ce qui me concerne, il n’y a jamais de deuxième chance…
Je crois sincèrement que l’on ne choisit pas ses « potes », ses copains ou ses camarades. C’est la vie, les circonstances, l’environnement familial, l’école, le travail, les loisirs qui nous rapprochent de ces autres. Qui par le fait, ne sont plus alors des étrangers, et qui se voient maintenant, selon les règles non écrites d’une hiérarchie spécifiquement humaine, devenus bien plus que de simples connaissances, mais qui ne sont pas encore et ne seront peut-être jamais, pour le plus grand nombre, élevés au rang d’Amis…


Mes Amis sont donc peu nombreux. Pour tout dire, je n’en compte que quatre. Je les ai choisis, librement, sans contrainte, sans asservissement, sans dépendance, comme frère. Deux sont désormais, et c’est une grande douleur pour moi, dans un monde meilleur.

Il m’en reste donc deux avec qui je peux « frérer », comme le chantait Brel, avec tristesse et émotion, pour son Ami Jojo. Et je prie Dieu, de leur prêter longue vie et santé. Je n’ai nul besoin, ici, de les nommer. Ils se reconnaîtront, à coup sûr, c’est une certitude. Je tiens à préciser aussi, que si je les ai choisis, ils ont fait, bien évidemment, de même pour moi…
Car il faut une parfaite réciprocité, dans cet accord suprême pour que la magie opère. Et surtout, comme le précise ce poète, une parfaite disposition à s’entendre, à s’entraider et à s’encourager au bien. Mais comment ce prodige peut-il avoir lieu ? Je n’ai pas la réponse à cette question. Nos propres vies sont si différentes. Nos rencontres tiennent de hasards improbables. D’autant plus que ce qui rend la possibilité de forger ces amitiés est encore plus inimaginable. En effet, nous nous sommes connus dans la force de l’âge. Lorsque les hommes, ont une bonne fois pour toutes, selon leur propre unité de mesure, leur propre sensibilité, tranchés, pesés, soupesés et calibrés, dans l’intimité de leur cœur, leurs idéaux.
Avec du temps pour les uns ou très rapidement pour d’autres, ils sont donc devenus mes Amis, mes frères. C’est ainsi qu’à partir de ce moment-là, je les voyais et je les ai nommés. Pour moi cette magie, cette païenne théurgie, tient du fait qu’au même instant, dans le même battement de cœur, cet Ami, ce frère a pris intimement la même décision, a ressenti la même émotion secrète, sans qu’il fût besoin du moindre accord verbal. Il n’y a donc jamais eu de grande déclaration d’amitié ou de fraternité, entre nous, ce serait contraire à l’essence même de ce sentiment qui nous unit. C’est dans le secret de son cœur que l’on accepte cet autre, et qu’on l’élève au rang d’Ami et de frère.
Nos natures pourtant si différentes, mais complémentaires, se sont donc trouvées, et se trouvent encore aujourd’hui, des points communs, des certitudes, des idéaux, des passions, des envies, des rêves, identiques ou si proches de l’être. Et cela vaut aussi pour ce nécessaire et sublime superflue qui lorsqu’il s’échappe du cercle des intimes, se veut étrange, déplacé parfois, incompréhensible souvent. Mais qui à l’intérieur de ce même cercle, est une source inépuisable de joies, de rires, de blagues, de farces, de mises en boîte, d’espièglerie. Où l’humour fait son lit, ajoutant son lot de bons moments à une interminable liste de souvenirs qui seront pour toujours chers à nos cœurs. Parfois, c’est le malheur qui frappe à son tour. Comme s’il ne pouvait y avoir d’amitié vraie sans partager ensemble ces mêmes douleurs, ces mêmes peines, ces mêmes épreuves qui indifféremment frappent l’un ou l’autre, lorsque nous avons le dos tourné et que nous sommes le plus vulnérables. Ces larmes communes renforcent alors, par une alchimie propre aux malheurs partagés, si cela est encore possible, ce lien fraternel.
Ce trésor a pourtant un prix, qu’il faut être prêt à payer de sa personne, dans la seconde, dans la minute, dans l’heure, au quotidien, à l’improviste, maintenant, demain ou après-demain. L’Amitié devenue fraternité est absolue. Elle est entière ou elle n’est point. Elle s’offense vite et profondément de la moindre hésitation, de la plus petite trahison, réelle ou ressentie comme telle. De la moindre atteinte à cette confiance réciproque, à la véracité de ces sentiments sacrés. C’est sans doute ce qui fait son inestimable valeur…

Capitaine (er-te) Jean-Marie Dieuze.


(1) Silvio Pellico, écrivain et poète italien né le 24 juin 1789 à Saluzzo dans le Piémont.
(2) André Malraux
(3) Étienne Jodelle