Radicofani, 18 juin 1940 :
Depuis plus d’une heure, sous une pluie fine dont le protègent mal ses vêtements en loques, Renato Moretti guette une occasion favorable d’aborder un ofiicier.
Efflanqué, tôt grandi, le visage tout en os, où brillent des yeux fiévreux, les cheveux embrousaillés, dégoulinant d’eau, l’adolescent se fond dans les ruines qui l’entourent. De l’autre côté de la pizzetta creusée de caractères géant, se dresse la mairie, intacte au milieu des décombres. Elle sert de PC au 1er bataillon de la 13ème demi-brigade de la Légion étrangère.
Le village, Aqua Tendente, aux pieds du monte Amiata, est le dernier avant le col de Radicofani qui domine de ses 1200 mètres l’ensemble d’une ligne de défense fortement tenue par les Allemands. Au-delà s’étendent les vallées de la Toscane.
Des légionnaires entrent et sortent du PC. Aucun ne prête la moindre attention à Renato.

 

Il ne diffère en rien des gosses hâves et déguenillés qui rôdent sans cesse autour d’eux depuis leur débarquement à Naples, trois mois plus tôt. Les légionnaires se sont vite habitués à ces enfants qui surgissent silencieusement des ruines à chaque bivouac, une expression attentive sur leur visage précocement vieilli.
Renato observe ces allées et venues. Il devine que le bataillon est sur le point d’attaquer. Les Allemands ont transformé le Radicofani en forteresse. Ils ont dissimulé de l’artillerie lourde dans des grottes à flanc de montagne. Ils comptent retarder ainsi la marche victorieuse des troupes alliées, le temps en tout cas d’organiser une nouvelle ligne de défense beaucoup plus au nord.
Renato n’a pas eu à violer les secrets des états-majors. Il connaît la montagne, la position des canons, et toute cette agitation autour du PC du bataillon le renseigne sur l’imminence de l’attaque.
La bruine se transforme en averse, les ruelles en ruisseaux bourbeux où les soldats s’enfoncent en jurant. Renato s’efforce de ne pas bouger, le cou rentré dans ses épaules pour ne pas laisser pénétrer l’eau le long de son dos ; il grimace sous la pluie et regarde obstinément en avant. Soudain son expression se fige : une jeep vient de déboucher à toute allure sur la place. Ses roues soulèvent des gerbes de boue. Un officier est assis à côté du chauffeur. Renato le connaît de vue : c’est cet officier qu’il guette.
Le gamin se précipite.
« Signor commandante, signor commandante ! »
L’officier ne se retourne pas. Il a bien d’autres soucis en tête. Ces petits mendiants presque nus, effrontés, teigneux, font partie du décor de l’Italie en guerre, comme les arbres calcinés, les champs labourés par les bombes, les maisons éventrées où s’accrochent encore de pauvres vestiges de vie. Il ne les voit même plus.
« Signor commandante, mi ascolti. Devo parlarle. Mi ascolti ? E importantissimo ! »
Renato s’époumone. La jeep contourne un cratère, freine brusquement devant la mairie. L’officier saute à terre, s’engouffre à l’intérieur du bâtiment. La sentinelle a tout juste le temps de présenter les armes.
Renato s’arrête, essoufflé, rageur, il crache dans la direction où a disparu l’officier. La sentinelle et le chauffeur l’observent en riant. Comme s’il ne suffisait pas d’avoir craché, le gamin fait un bras d’honneur. Négligemment, du canon de son arme, la sentinelle lui fait signe de s’écarter. Renato hausse les épaules et s’éloigne, ses pieds nus clapotant dans la boue.
Le PC du capitaine Grandjean, au res de chaussée de la maison, est installé dans l’ancien bureau du maire. Les bombardements ont épargné le gros œuvre, mais il n’y a plus un carreau aux fenêtres. La couche épaisse de plâtras qui recouvrait le plancher à l’arrivée du bataillon a été méticuleusement repoussée contre le mur. Une photo en couleurs du Duce pend de guingois au dessus de la porte et s’agite avec des froissements dans les courants d’air.
Quand le capitaine Grandjean pénètre dans le bureau, le lieutenant Philippe et le lieutenant Dumas l’attendent. A l’expression préoccupée de leur chef, les deux jeunes officiers comprennent que l’offensive doit être lancée incessamment. C’est ce que leur confirme d’entrée Grandjean en déroulant les cartes du secteur : l’attaque du Radicofani débutera à l’aube du 19 juin. L’effort américain portera sur le flanc est du monte Amiata ; les canadiens feront porter le leur sur le flanc ouest.
« Et nous ? » demande Philippe.
Le capitaine Grandjean hoche la tête.
« Nous ? notre mission est formelle : le bataillon attaquera au centre pour créer une diversion. »
Philippe siffle entre ses dents. Son corps long et plat se redresse sous l’effet de l’indignation.
« Au centre ! Mais qu’est-ce qu’ils veulent ces Ricains ? Nous suicider ?
« C’est logique », remarque calmement Dumas.
Au contraire de Philippe, toute sa personne dénote la pondération. « Nous allons servir de cible aux obusiers allemands.
_ Logique ou pas, ce sont les ordres. Je n’y peux rien, trancha Grandjean.
_ Les ordres ! ils nous font le coup du Belvédère ! s’exclame Philippe. C’est une mission de sacrifice.
_ Et alors ?
_ Il n’y a pas une chance sur cent de réussir ! »
Grandjean contemple les deux lieutenants, il commence à s’amuser.
« Réussir quoi ? demande-t-il. A prendre le monte Amiata de front ? Même les Amerlocs ne nous en demandent pas tant !
_ Tiens ! c’est ce que je leur reproche, déclare Philippe avec mauvaise foi. Ils nous sous-estiment la Légion ! Pourquoi parler de diversion ? J’aime faire les choses proprement : on la prendra leur taupinière ! »
Grandjean n’en a jamais douté.
« On donne quartier libre aux gus ? s’enquiert Dumas, toujours pratique.
_ D’accord. Mais double Les patrouilles de police. Qu’on ramène laviande soûle à partir de 20 heures.
Heure H : 5 heures 30. Réveil général : 4heures. »

A suivre...