De tous les pays où il m'a été donné de séjourner, un de ceux qui m’a le plus marqué est sans l’ombre d’un doute, Madagascar, “l’île rouge”.
Je me souviens d'un dimanche matin, après une nuit agitée, passée à danser et boire plus que de raison, je pars explorer en solitaire les environs immédiats de Diégo Suarez.
Le scénario ne changeait guère, à travers routes et pistes, un chauffeur me transportait dans une Renault 4L, véhicule incontournable des taxis malgaches. Sans autre compagnie, je partais pour nulle part et partout à la fois, au hasard d'une aventure improvisée pour chasser une vilaine impression provoquée par un sentiment injustifié de "désoeuvrement, peut-être condamnable ". Mais si jeunesse savait...
Devant nous, sur les bas-côtés de la route, des gens marchent comme happés par les collines qui se dessinent au loin, dans la brume matinale… Je vais là où l’instinct me pousse. Il ne fait pas encore trop chaud que déjà un ciel lourd, plombé, annonce des orages violents, ceux de la saison des pluies. Je vois encore l’image d’une charrette tractée par deux zébus, devant nous, et qui impose son rythme cahotique sur une route délabrée. Embouteillages, poussières, fumées noires, la vie cependant est joyeuse, les gens semble heureux malgrè une fragilité latente.
J’aimais beaucoup cette ambiance, je me sentais tellement libre !
Approchant les contours des quartiers populaires d’Ambange, capitale du cacao malgache, je ressens un énorme plaisir à regarder les jacarandas en fleur: peu de feuillage, mais le violet floral offre un spectacle magique, férique. C'est le moment où la voiture choisit de rendre l’âme à l’ombre d’un palétuvier en fleurs, devant un hôtel minable. Pendant que le taximan se répand en excuses et accuse le coup, promettant un rapide dépannage, je décide de me promener en ville.
A cette époque, les légionnaires sortaient en permission en uniforme, les gens se retournaient sur moi étonnés, tellement il est peu courant de voir dans ce coin perdu un légionnaire képi blanc vissé sur la tête. Un homme, sous un pont et derrière un petit stand, vend des objets de récupération: vis, boulons, flacons vides… Une radio bricolée diffuse des airs de musique africaine. On discute au milieu des relents de pots d’échappement et des fumées de charbon de bois qui s’échappent de baraques en tôles. Un peu plus loin, un bidonville semble attaché à la cité, comme une sorte de verrue; une multitude de personnes dort sous des abris de fortune et survit en recyclant tout et rien. J’ai les pieds dans une boue noire, les voitures, les bus et les pousse-pousse déglingués et chargés à bloc, tentent de se frayer un chemin sur une route défoncée. Hommes, femmes, enfants transportent des marchandises sur leur tête, en courant, pieds nus. Le tout fourmille, grouille! Visions habituelles en Afrique: tas d’immondices, canaux infectés, odeurs horribles dans un décor qui ne changera jamais.
J'ose prendre des photos, c'est le signal, le moment où se forme un attroupement; les personnes photographiées me réclament un dédommgement pour les “emprunts d’âmes” effectués, je me sens un peu désemparé, mal à l’aise, un peu inquiet. Par bonheur, Venus de nulle part, on entend des éclats de rire libérateurs, l’atmosphère se détend, stupeurs, moqueries, plaisirs partagés. Que du bonheur de se sentir accepté.
Mon taximan m’annonce que son véhicule est réparé, je n’ai pas pensé à manger, la faim me tenaille l’estomac, mon horloge biologique hurle et se fait entendre. Après une rapide collation, je décide de retourner vers Diégo. Ambange s'éloigne, le vacarme des voitures cède la place aux chants des grillons. La cité redevient un village lointain, la pauvreté doit reprendre ses droits et redevenir ce qu'elle avait cessé d'être un instant, source de misère et de survie. J’ai beaucoup de mal à partir, c’est peut-être ainsi que j’aurais pu devenir ce mauvais légionnaire coupable d'une absence illégale…
Arrivé à Diégo, je retrouve tout naturellement mes habitudes des "fièvres" des dimanches soir et mes fidèles camarades, frères d'armes de mes combats nocturnes.
La célèbre “Taverne”, lieu mythique logé dans une grande bâtisse coloniale nous accueille; la soirée s’annonce trépidante sinon sulfureuse. Installé sur une scène minuscule, un musicien haut en couleur fait pleurer son vieil accordéon, anime, chante. La salle se remplit et très vite se transforme en étuve. Le “coca-rhum” se boit comme de l’eau. Les corps transpirent, suintent et se rapprochent, les “ramatous” symboles de liberté sont de plus en plus belles au fur et à mesure de l’avancée de la soirée… Ce soir encore, je n’ai aucune envie de me retrouver ailleurs, la vie de jeune homme en pleine forme est belle, la musique pansera encore une fois l’âme des égarés.
Les filles s’offrent pour une bière, les gosses vendent de tout et tendent la main pour quelques pièces. Des gargotes improvisées s’ouvrent dans les ruelles sombres; à l’intérieur de belles « créatures » guettent le “Wazala”, cet "étranger" blanc, débauché. Il fait bon, l’air est doux, un gosse dort emmitoufler dans ses haillons à même le trottoir, la police militaire passe, je salue et dissimule mon embarras, un incompréhensible sentiment de honte rapidement évaporé, jeunesse aidant...
Au petit matin, retour à pied vers le camp, Compagnie de base sous une pluie chaude, douce, réparatrice, le ciel est noir, jaune, vert. Les frangipaniers embaument l'air et la ville. Quelques jeunes filles tentent un dernier “client”. Les chauffeurs de taxi signalent leur disponibilité en klaxonnant. la tenue portée est impeccable, lavée et repassée avec les plis réglementaires.
La journée a été bien remplie, je ne me pose aucune question, sans état d'âme, retour au quotidien, je participe immédiatement hapé par une corvée de pluches; la vie de caserne reprend son cours… Vivement la fin de semaine, cette fois, j'irai à Joffreville chercher un peu de calme...
CM