Fidèle à satisfaire ma curiosité, je m’imposai à faire des promenades « sauvages » en fin de semaine sur l’île rouge, comme je l’avais déjà confié, j’ai continué ainsi en solitaire mes « explorations ». Je garde en mémoire, le souvenir de la découverte d’un petit village de pêcheurs, près d’Anbange, au lieu dit « forêt de cacao » dont les habitants semblaient vivre en parfaite autarcie. Il était situé bien au-delà de l’effervescence de Diégo Suarez. Non loin de ce village qui attirait ma curiosité, les Italiens construisaient une nouvelle route qui devait relier Diégo à Tananarive, la capitale, et éviter ainsi la destruction des pistes, provoquée par les rudes averses de la saison des pluies, qui isolaient cette partie de l’ile pendant de longs mois. – C’était la manière de faire de nos « Amis-italiens » qui probablement préféraient à donner une somme d’argent, apporter concrètement leur aide matérielle et humanitaire au développement d’un peuple en leur donnant la possibilité de sortir de leur misère… je devais les retrouvé quelques années plus tard à Djibouti où ils construisaient un pont…

Pour la réalisation de ce vaste chantier qu’ils finançaient entièrement, outre les engins importés,  les généreux donateurs avaient un grand besoin de terrassiers-cantonniers recrutés sur place. Pour les loger, ils avaient construit de jolies petites maisons, logements au confort appréciable qui permettaient aux « gens du coin » de faire un énorme pas dans ce qu’ils appelaient avec emphase : « le progrès ». C’était, à ne point douter, une entrée assurée dans un monde civilisé où le travail était roi et permettait de gagner « sa vie ».

Ce dimanche matin-là, je m’approchai d’un homme entre deux âges, accroupi devant sa cabane, construite sur pilotis.

-         « Bonjour, Monsieur, comment allez-vous ? »

Devant l’originalité de mon entrée en matière, l’homme émit une sorte de grognement qui signifiait bien qu’il n’était pas en mesure d’apprécier ma conversation ou bien que celle-ci ne l’intéressait pas.

J’insistai et lui demandai ce qu’il pensait de cette magnifique route et de la générosité du peuple Italiens qui leur donnaient ainsi de quoi ne pas subir les conséquences désastreuses de la saison des pluies comme c’était le cas depuis la nuit des temps...

Je lui demandai en outre, s’il allait y travailler.

-         «Pour quoi faire ? » me dit-il.

-         Pour gagner de l’argent Monsieur.

-         Pour quoi faire ?

-         Pour habiter une belle maison.

-         Et après ?

-         Avoir une grande famille.

-         Et après ?

-         Développer grâce à la route un commerce avec vos enfants.

-         Et après ?

-         Après ? Vous serez heureux de pouvoir payer avec votre salaire la location d’une belle petite maison...

-         C’est déjà ce que j’ai !  Me répondit-il».

Je venais de recevoir une des plus belles leçons de vie qui soit : même dans une apparente pauvreté notre homme était heureux vivant de sa pêche et d’un petit jardin qu’envahissaient une multitude de poules.

Ainsi ce pêcheur, avec ses simples mots, m’expliquait que le bonheur, c’était une chose simple, il suffisait de se contenter de ce que l’on possèdait.

Je demandai à mon interlocuteur s’il n’avait pas envie de voyager, de voir des pays.

Il me répondit à nouveau :

-         « Pour quoi faire ? puisque je suis arrivé, ce n’est pas le cas de mes enfants contaminés par ce que vous appelez « le progrès ». Pour eux, la vie est un voyage. Comme les oiseaux, ils ont été appelés à quitter le village de leur enfance pour voler de leurs propres ailes. Ils vont découvrir l’amour et fonder une famille. Ils vont apprendre un métier et subvenir à leurs besoins matériels. Tout cela n’est pas suffisant, au long du voyage, ils vont rencontrer bien des obstacles. La maladie peut survenir, l’amour peut s’éclipser, leurs proches vont mourir, ils ne seront jamais sûrs de toujours pouvoir faire face aux difficultés matérielles de l’existence. Ils vont découvrir qu’il est difficile de trouver un travail qui les épanouisse en profondeur. Au fil de leur vie, ils vont apprendre à vivre. Non pas à survivre, mais bien à vivre. A vivre pleinement, les yeux bien ouverts, avec des peurs, des colères, des frustrations, des jalousies, des découragements. Ils devront choisir les bonnes personnes pour partager leur quotidien ».

 

Je restai sans voix, abasourdi devant la philosophie de cet homme simple. Je ne pouvais imaginer, en arrivant dans ce village et en regardant cet homme accroupi, qu’il puisse avoir une telle force de réflexion et autant de sagesse.

Depuis, et toujours lors de mes voyages à travers le monde, je n’ai plus jamais regardé un être humain sans penser à mon pêcheur philosophe.

Une belle leçon pour tous les bien-pensants de la terre qui croient être le centre du monde…

CM