Le colonel Pierre Briere nous propose avec l'autorisation de son auteur, le général (2s) Lalanne-Berdouticq, un texte rédigé de main de maître par cet ancien Chef de corps du 3°REI en Guyane.
Notre communauté légionnaire doit se reconnaître dans cet article de grande qualité d'autant que nous avons fait nôtre les paroles du chant: "Aux légionnaires":
"Y a des avocats, des médecins
Des juges, des marquis, des roussins
D'anciens notaires,
Mêm' des curés qui sans façon
Baptisent le bon Dieu d'sacrés noms
Aux légionnaires."
Kourou, début 1997, je commande le régiment depuis un an et demi. Malgré l’augmentation du nombre des opérations contre les orpailleurs clandestins qui pillent les ressources aurifères de la Guyane, le régiment continue à remplir ses missions : défendre la Centre spatial guyanais à chaque tir d’une fusée en y engageant cinq cents hommes, se préparer au combat en jungle ou ailleurs et effectuer des « missions profondes ». Elles sont destinées à affirmer la présence française aux frontières sud du département et à visiter les villages indiens. Outre l’aguerrissement des unités à la vie en forêt primaire leur but est de retrouver ouis entretenir les bornes-frontière, des pyramides tronquées en béton hautes d’un mètre environ[1]. Elles sont bâties à plus de trois cents kilomètres du trait de côte et disposées sur la ligne de partage des eaux[2] entre la Guyane française et l’Etat brésilien d’Amapa. Le détachement les dégagera de la végétation et vérifiera qu’elles n’ont pas été détruites ou endommagées. A chaque fois il en profitera pour réaménager à proximité une aire de poser pour hélicoptère de manœuvre[3].
Au nombre de quatre par an et d’une durée d’un mois ces patrouilles engagent l’effectif d’une section aux ordres d’un adjudant ou d’un lieutenant, renforcé par un médecin des armées et un infirmier.
Après une mise en place en pirogue où l’unité a remonté l’Oyapock[4] puis l’un ou l’autre de ses affluents pendant une petite semaine et rend visite aux villages indiens traversés, la marche à pied peut commencer.
La trentaine d’hommes avance alors en complète autonomie dans un environnement hostile et se sert de cartes approximatives, aucune levée topographique précise n’ayant encore pu être effectuée en trois siècles de présence française[5]. La journée de marche dure dix heures environ et l’on gagne entre cinq et dix kilomètres selon les difficultés du terrain, presque partout montueux et coupé de cours d’eau profonds à l’eau très turbide[6] et parfois de pénibles zones marécageuses.
Epuisés, les hommes montent leur bivouac vers dix-sept heures, soit avant la tombée de la nuit qui survient toute l’année vers dix-huit heures sur ces terres que nos ancêtres appelaient au XVIIIe siècle « la France équinoxiale ». Si possible ils s’installent à proximité d’une « crique » (rivière) d’eau courante et tendent leur hamac sous sa bâche de plastique. Ils se dénudent ensuite et se lavent entièrement[7], passent des vêtements secs (véritable défi que de les garder ainsi dans cet environnement d’une humidité permanente), entretiennent leurs armes, préparent leur repas tiré des rations de combat lyophilisées et, après que le tour de garde ait été organisé autour de « l’abri-feu » destiné à éloigner les bêtes sauvages et à garder de l’eau chaude, ils se couchent. Le médecin et l’infirmier soignent les nombreux petits bobos causés par les chutes, les épines, les herbes coupantes ou les insectes agressifs rencontrées depuis le matin.
Ceux qui ne sont pas de garde referment leur moustiquaire et s’endorment rapidement tandis que l’opérateur radio envoie en morse le compte-rendu quotidien (CRQ) rédigé par le chef de section pour le Bureau-opérations du régiment. Les messages en phonie « passent » rarement. Le visage de l’opérateur est éclairé par sa bougie[8] alors que les « ti-ti-ta-ta » de son manipulateur volent dans l’espace.
Le silence tout relatif de la jungle se fait. Il est peuplé de chuintements bizarres, de grognements, de crissements d’insectes innombrables, de cris brefs et parfois des impressionnants meuglements sourds et prolongés des hardes de singes-hurleurs. Leur grondement résonne à des kilomètres à la ronde quand ils s’interpellent de famille à famille, puis cesse d’un coup, comme arrêté par un ordre mystérieux. Presque chaque soir d’énormes averses abattent leurs trombes sur la forêt sans limite. Un mur d’eau sépare chaque hamac de son voisin, chaque homme de son camarade. Le flot torrentiel gronde sur la bâche individuelle et engendre paradoxalement une impression de sécurité, voire d’indicible bonheur chez celui qui se repose, étendu au sec sur sa couche précaire devenue le plus luxueux des palaces.
À six heures du matin voire plus tôt on se réveille et l’on affronte le pire moment de la journée, celui où l’on enfile sa tenue de combat rêche et froide, restée pendue à l’extérieur de la bâche pour y être rincée par la pluie pendant la nuit. On se sustente solidement, on remet avec soin en sac étanche ses « effets secs » et l’on replie affaires, bâche et hamac dans le lourd sac à dos.
Le chef de section détaille alors aux hommes les obstacles prévisibles qui jalonneront l’itinéraire prévu pour la journée. Il précise l’articulation de la colonne, fait vérifier tenues, armement et matériel puis donne le départ.
Le jour levé et après que chacun ait assujetti son pesant chargement, la colonne s’ébranle. Elle marche à l’azimut magnétique, dit « azimut brutal » en l’absence de tout axe praticable.
En tête avancent l’un derrière l’autre deux « layonneurs », armés du grand coupe-coupe destiné à trancher les branches ou les lianes les plus gênantes[9]. Ce sont eux qui traceront le layon emprunté par la colonne. Ils sont suivis du chef de section ou du sergent-chef adjoint, qui, boussole à la main, leur donne les points de repères à atteindre. En forêt primaire la vue s’étend à quelques mètres, rarement plus de trente ou quarante. À cette époque les GPS sont inopérants sous la couverture végétale dense, haute en moyenne de cinquante mètres.
Derrière le topographe, marchent deux compteurs de pas[10], munis également d’un « topofil, contenant le dévidoir d’un fil en coton qui actionne un compteur métrique. Le croisement de ces données, joint à l’azimut pondéré par les dérives connues, permettent de calculer à l’estime la distance parcourue et la position du détachement. Au retour on pourra se servir de ce fil d’Ariane, qui reste en place, et utiliser le layon ouvert. Ce serait évidemment proscrit en temps de guerre où une patrouille ne revient jamais par l’itinéraire aller sur lequel, d’ailleurs, elle dispose des pièges.
Les groupes suivent, chargés non seulement de leur paquetage individuel mais aussi de tout le fourniment collectif nécessaire à la mission : poste de radio à modulation d’amplitude, génératrice à pédale, outils de bucheronnage dont les lourdes tronçonneuses à lames d’un mètre qui serviront à dégager la borne et la zone de poser pour hélicoptère. Il faut y rajouter les bidons de carburant, les cordes, nécessaires en cas de franchissement d’une grande crique, les rations de réserve, les fusées de détresse, les grenades fumigènes, les explosifs etc.
Le médecin est l’un des plus chargés. Outre son gros sac il porte l’imposante trousse de secours, garnie des médicaments et des instruments nécessaires pour faire face aux inévitables blessures, parfois graves. L’infirmier transporte lui aussi une lourde trousse de secours. Chaque homme, du chef de section au plus jeune légionnaire est rarement chargé de moins de trente kilos d’impedimenta.
Toutes les heures on relève les layonneurs. Ils sont les seuls à être exempts de charge supplémentaire à cause de leur tâche harassante. La pose horaire permet de faire tourner les fardeaux les plus lourds ou les plus malcommodes et de partager ainsi les efforts.
La marche se déroule sans arrêt jusqu’au soir et chacun se débrouille pour grignoter des barres énergétiques ou du lard au cours des haltes. On boit beaucoup : une dizaine de litres d’eau par homme et par jour car la chaleur et la moiteur humide favorisent la déshydratation. Heureusement l’eau est présente presque partout et généralement potable. L’homme, propre le matin, termine la journée d’une saleté repoussante car le terrain, très difficile avec son sol glissant et ses pentes abruptes, fait que les chute sont nombreuses, surtout à la descente des collines escarpées.
Il arrive parfois que l’itinéraire amène à franchir un inselberg. Ces montagnes, hautes parfois de plusieurs centaines de mètres de granit gris dénuée de végétation dominent majestueusement l’océan forestier d’un vert profond. Sur son sommet tabulaire le chef de détachement ordonne alors une pause bienvenue où, comme saisi, chacun peut contempler la vue dégagée sur ce paysage de début du monde qui donne à l’homme la mesure de sa solitude dans les immensités.
L’accident
La section qui marchait ce jour-là avait dû se diviser en deux colonnes après une semaine de marche. Elle avait en effet pour mission d’atteindre deux bornes distantes de deux jours de layonnage, ce qui imposait d’emprunter des itinéraires différents si l’on voulait ne pas trop rallonger le parcours total.
Les deux colonnes se rejoindraient une semaine environ après leur séparation et une fois la mission accomplie. Elles rejoindraient ensuite le dégrad (petit port naturel) de la crique où les embarcations étaient restées sous la garde des piroguiers guyanais du régiment[11].
L’adjudant avait pris avec lui la moitié de ses hommes avec le médecin et marchait vers la borne la plus à l’est. Vers l’ouest quant à lui, le sergent-chef marchait avec la seconde demi-section et l’infirmier, le chargement ayant été réparti entre les deux détachements. Deux postes radio à grande portée avaient été emportés pour cette mission double.
On est en milieu d’après-midi. La demi-section du chef progresse depuis plusieurs heures quand elle se heurte à un grand « chablis » particulièrement épais. Ces enchevêtrements de bois sont dus à des masses d’arbres renversés par le vent, principalement en saison des pluies. Les monstres s’entraînent les uns les autres dans leur chute et causent d’inextricables amas parfois longs de plusieurs centaines de mètres et hauts de dix voire plus[12]. Il faut alors tenter de les contourner, ce qui rallonge parfois considérablement les délais et peut occasionner d’importantes erreurs de topographie et faire manquer le but à atteindre.
Le sergent-chef recherche le contournement de l’obstacle et, prenant des repères avec soin, longe le chablis vers l’ouest. Après une marche de l’ordre de la demi-heure le long des abattis il aperçoit ce qui lui semble un amincissement qui permettrait de franchir l’amas de bois.
Il donne l’ordre aux layonneurs d’attaquer l’obstacle et les laisse travailler en les guidant de la voix.
Les deux légionnaires ahanent en avançant mètre par mètre, en zig-zag, dans le fouillis qu’ils tentent de rendre praticable pour le passage de la colonne. Ils tranchent lianes et branches de faible diamètre et enjambent les autres.
Soudain le layonneur de tête se trouve face à une branche rétive qui a besoin d’être tenue pour être tranchée de son coupe-coupe et il appelle son camarade à sa hauteur. Posant son outil, ce dernier le rejoint et saisit fermement la branche de la main droite. L’autre brandit sa lame et assène un coup vigoureux de toutes ses forces.
Hélas, l’outil lancé à pleine force rencontre sur son passage une autre branche au bois particulièrement dur[13] qui dévie la lame de sa trajectoire. Elle vient frapper l’avant-bras de son camarade et le sectionne presqu’entièrement.
Un hurlement se fait entendre et le sang jaillit par pulsions. Le membre, touché au milieu de l’avant-bras pend lamentablement, la main inerte.
Le légionnaire valide saisit son camarade et improvise sur place un garrot d’urgence avec un bout de suspente de parachute tandis que le sergent-chef et un autre légionnaire se précipitent vers eux pour les aider.
Le détachement pose son chargement au sol et attend.
L’infirmier se déleste de sa trousse de secours et dégage immédiatement un endroit plane où il pourra étendre le blessé.
Le radio et son aide déploient le poste à l’abri d’une bâche et tendent l’antenne filaire entre deux arbres, perpendiculairement à l’azimut de Kourou.
La pluie se met à tomber à seaux, ce que voyant les légionnaires restés en arrière dressent une bâche de bivouac pour mettre à l’abri le blessé et ses secouristes.
Entre-temps le trio d’hommes valides, bataillant dans l’inextricable abattis ramène le blessé qui gémit.
On l’allonge au sec sur un poncho étendu sur le sol et l’infirmier l’examine, l’air soucieux. L’hémorragie a cessé, aveuglée par le garrot improvisé[14]. Il se concentre quelques instants et regarde le chef de détachement :
-Chef, je crois que son bras est foutu. Je propose de couper ce qui reste et de sédater Yourkovicz jusqu’à l’arrivée de l’hélico. Enfin, si la machine peut passer à cause du mauvais temps et puis l’hélitreuiller malgré la hauteur des arbres ! De toutes manières ce ne sera pas avant demain matin.
Interloqué le sergent-chef fixe l’infirmier :
-Tu veux "lui couper le bras ?"
-" Pas d'autres solution, je crois ! De toutes manières l’avant-bras et la main sont foutus."
Le sergent-chef fronce les sourcils et laisse passer quelques instants. La quinzaine d’hommes se pressent autour de leur chef et du blessé.
Le sous-officier ouvrait la bouche pour donner son accord pour l’amputation quand sort des rangs un légionnaire de première classe accusant un âge proche de la quarantaine. Il s’adresse directement à lui avec son accent prononcé d’Europe centrale :
-Chef, "j’étais médecin en Roumanie avant de m’engager. Je voudrais examiner mon camarade et voir ce que je pourrais faire. Autorisation ?"
Le chef le regarde, fataliste :
-"Bien sur Berescu, mais tu m’avais caché ça ! De toutes manières au point où on en est, vas-y mais fais vite !"
Et, s’adressant au caporal infirmier :
-"Ca ne te gêne pas Jotomir ?"
-"Sûrement pas, chef !" répond l’autre, soulagé.
Berescu pose son arme et ses équipements puis se penche sur son camarade. Il examine longuement la plaie après s’être lavé les mains aussi bien que possible.
-"Caporal", s’adresse-t-il à l’infirmier, "avez-vous des gants de chirurgie dans votre trousse ? Je peux la voir ?"
Sans répondre l’infirmier lui déploie les ressources de sa tousse, que l’autre examine avec soin.
Berescu se tourne vers le sergent-chef :
-"Peut-être que je peux le sauver de l’amputation. Je peux essayer, chef ?"
-"Evidemment tu nous dis de quoi tu as besoin et on y va !"
On eut alors la démonstration de ce que la solidarité, la discipline intelligente, la débrouillardise et le courage légionnaires « qui n’abandonne jamais les siens » peut donner de meilleur.
Berescu avait pris les choses en mains. Il avait fait dresser un abri précaire autour du blessé puis improvisé avec des serviettes de toilette une sorte de champ opératoire à peu près propre à défaut évidemment d’être stérile. Plusieurs bougies avaient été allumées car la nuit était entre temps tombée en quelques minutes comme toujours près de l’équateur. Faisant fi des précautions contre la leichmaniose lui et l’infirmier s’étaient équipés d’une lampe frontale. Ce dernier s’était spontanément rangé à ses ordres[15] et ils officiaient ensemble, l’un guidant l’autre d’ordres brefs.
Pendant ce temps le sergent-chef avait réussi à joindre le régiment par radio. Miraculeusement la phonie[16] fonctionnait. Kourou avait obtenu pour le lendemain matin qu’un hélicoptère de manœuvre de l’Armée de l’air basé à Cayenne et muni d’un médecin, puisse rejoindre le détachement et tenter d’hélitreuiller le blessé pour l’hospitaliser ensuite.
On avait pu joindre le chef de section. Il s’était rendu à l’évidence de ne pouvoir être d’aucune aide car trop éloigné, lui et son détachement.
Malgré le grand danger du travail de nuit sur un chantier d’abatage, les deux bûcherons certifiés munis de leur tronçonneuse s’étaient mais au travail à quelque distance pour dégager un trou d’une dizaine de mètres de large dans la végétation. Ce serait insuffisant pour poser l’appareil mais assez grand pour lui permettre de treuiller médecin et civière au bout d’un câble[17].
D’autres légionnaires préparaient le repas des travailleurs et montaient leur bivouac même si chacun savait que l’on dormirait peu cette nuit-là.
Utilisant au mieux toutes les pauvres ressources de la trousse de secours Berescu, à genoux au côté de son blessé et armé du seul bistouri disponible, travailla presque toute la nuit. Il ligatura, pansa et fit de son mieux, aidé de l’infirmier.
Il faut plus d’une heure de vol en hélicoptère Puma pour rejoindre la zone frontière où se trouvait la section et les légionnaires entendirent le vrombissement lointain de la machine vers sept heures.
Le temps était mauvais et l’appareil, équipé du système inertiel NADIR (les GPS, rares alors, n’étaient pas embarqués sur SA 330) avait pu slalomer entre les masses nuageuses traînant bas sur le brocoli sans fin de la forêt amazonienne. Un guidage radio final et un fumigène jaune permirent à la lourde machine vrombissante de se présenter au-dessus du puits creusé par les bucherons et leurs aides la nuit durant.
L’engin tonitruant se mit en vol stationnaire, projetant tout autour des débris de bois et des branches coupées, déchets du travail titanesque de la nuit. On avait dû employer des explosifs pour abattre un très haut arbre à l’essence si coriace qu’elle résistait à la lame des tronçonneuses. Au sol, l’enchevêtrement des branchages et des fûts n’avait évidemment pas pu être dégagé et rendait malaisé la dépose du médecin, qui pour l’heure, pendait au bout de son câble, son sac de secours au bout d’une corde, oscillant comme le paquetage de combat d’un parachutiste près d’atterrir.
Au sol et une fois qu’il se fut dégagé de l’abatis le médecin se déplaça vers le blessé pour l’examiner. La seule chose qu’il dit au légionnaire-ex-médecin fut : « Il me semble que tu as fait du bon travail ! » à quoi l’intéressé au visage défait de fatigue répondit avec naturel en se mettant au garde à vous : « A vos ordres mon capitaine ! ».
Pendant ce temps l’hélicoptère avait hélitreuillé la civière-barquette puis s’était éloigné de quelques centaines de mètres et avait repris son vol stationnaire. Il offrait ainsi une certaine tranquillité après la tornade de ses pales et le bruit assourdissant de ses turbines. On le rappellerait d’un signal radio pour reprendre le médecin et son patient.
On assujettit avec soin le blessé dans sa barquette, non sans que le médecin lui eût administré un nouveau calmant pas voie intraveineuse et vérifié qu’il se trouvait en état d’être aérotransporté.
A huit heures du matin l’hélicoptère était reparti et se trouva vite réduit à une vague et sourde vibration qui décroissait en se perdant dans les immensités amazoniennes.
Après le départ de la machine et alors que les bruits de la forêt reprenaient leurs droits et que la pression psychologique retombait, le sergent-chef rassembla son détachement et lui annonça que le reste de la journée serait consacré au repos avant de reprendre le cours de la mission le lendemain matin.
En aparté il remercia Berescu de son initiative. Ce dernier lui rétorqua qu’il avait fait ce qu’il devait.
Epilogue
Contrairement à l’habitude où à chaque mission profonde je me rendais en hélicoptère sur les bornes deux jours après que les détachements les eussent atteintes, je ne pus le faire cette fois-ci car j’étais retenu par une réunion impérative à l’état-major de Cayenne. Mes prédécesseurs avaient institué de longue date la coutume de cette visite du colonel à la section arrivée au but. C’était pour le chef de corps l’occasion de voir ses hommes de près et de manière détendue alors qu’ils étaient en pleine mission. C’était aussi l’occasion de ravitailler le détachement en « vivres frais » et de leur apporter, outre quelques bonnes bouteilles, les compléments dont ils avaient besoin le cas échéant. Je désignai donc mon Second pour me représenter et me faire le compte-rendu des détails de cette belle aventure dont je connaissais les grandes lignes.
Le lendemain du rapatriement du blessé à l’excellent hôpital de Kourou (voisinage du Centre spatial guyanais oblige !) j’avais reçu un appel téléphonique du chirurgien en chef[18]. Nous nous connaissions bien :
-"Mon colonel, je dois vous faire part d’une chose importante".
-"Je vous écoute !"
-"Votre médecin, enfin le médecin qui a traité le légionnaire blessé d’un coup de coupe-coupe au bras, est un as. Dès que possible je dois le féliciter car il a fait un travail d’orfèvre malgré un équipement très sommaire à ce que l’on m’a dit."
-"Mais, docteur, ce n’est pas le médecin affecté à cette section qui a opéré ce légionnaire !"
Un silence interrogateur suivit mon affirmation.
-"Mais qui alors ?"
-"Un simple légionnaire de la section, dont nous ignorions qu’il avait été médecin avant son engagement. Il a pris les choses en mains et, je crois, a effectivement fait du bon travail."
-" Incroyable ! Alors vous le féliciterez doublement de ma part ! Il est vraiment remarquable et a sauvé le bras et la main de son camarade. Mais il ne vous avait pas dit qu'il était médecin ?"
-"Non docteur, la Légion c’est aussi cela ! Chacun peut y garder son petit secret, que nous, bien que chefs, ignorons. Mais rassurez-vous, je le recevrai à son retour pour lui transmettre vos félicitations."
-"Je compte sur vous, mon colonel, dit-il avec un sourire dans la voix."
Au jour prévu la section au complet franchissait solennellement le portail d’honneur du quartier Forget, adjudant en tête. Ainsi que le veut la tradition mon état-major et moi étions là pour la saluer au retour de sa mission.
Comme toujours les hommes étaient amaigris, avaient les traits tirés, le teint pâle de ceux qui n’ont pas vu le soleil depuis des semaines et ils arboraient fièrement leur tenue de jungle élimée mais propre et tirée au cordeau. Leur chant, mêlant tous les accents de leurs nationalités diverse emplissait l’espace, rythmé par le son de leur pas lourd et lentement cadencé. La tête haute et le béret vert ajusté ils avaient fière allure malgré leur visible lassitude.
Ils passèrent devant moi et je captai leur regard en leur rendant le salut de leur chef de section.
A dix-sept heures précise, moment où est organisé le « rapport du colonel » quotidien et en présence de son capitane et de son chef de section comme il se doit, je recevais le légionnaire Berescu.
En tenue de parade avec képi blanc, ceinture bleue et épaulettes à franges, Berescu se présente réglementairement en énonçant son nom (d’emprunt car je n’ai jamais connu le vrai), son matricule, son ancienneté dans le grade et son affectation.
Je le mets au repos. Il se fige dans cette position qui n’a de repos que le nom. Il est droit, le menton levé, les mains jointes derrière le dos, la poitrine dégagée, les jambes légèrement écartées. Il attend que je parle.
-"Berescu, je tenais à te féliciter et aussi à te transmettre les félicitations du chirurgien chef de l’hôpital de Kourou. Grâce à toi le bras et la main de ton camarade blessé sur ce chablis sont sauvés. J’ai donc décidé de t’attribuer un témoignage de satisfaction pour ta belle attitude."
-"A vos ordres, mon colonel !" Dit-il en se reprenant le garde à vous.
Je me lève, contourne mon bureau et lui tends la main.
-"Toutes mes félicitations, légionnaire Berescu."
Il prend ma main et la serre d’un geste viril en inclinant la tête :
-"Merci mon colonel, mais je n’ai fait que ce que je devais faire".
-"Un peu plus quand-même ! Tu es ici grenadier voltigeur, pas médecin !"
-"Mon colonel, je ne pouvais pas rester sans bouger ! En Roumanie j’étais neurochirurgien dans un grand hôpital de Bucarest. Je connais le métier."
-"Veux-tu que je te fasse inscrire au stage national d’infirmier à ton retour en métropole en fin de séjour ? Tu y ferais du bon travail et une belle carrière de sous-officier t’attendrait dans l’un de nos régiments !"
-"Non mon colonel. Je suis légionnaire et plus médecin. C’est pour ça que je suis venu à la Légion."
Je le regarde droit et il fixe mes yeux.
-"Je comprends. Nous n’en parlerons plus".
Je regagne mon bureau et souris.
-"Tu peux disposer".
Il chausse son képi blanc, me salue, effectue son demi-tour réglementaire, salue le drapeau du régiment et quitte le bureau de son pas tranquille.
Son capitaine et son chef de section, lui-même ancien képi blanc comme tous nos sous-officiers, restent muets et immobiles.
Dans le texte de sa lettre de félicitation j’écrirai : « …Le légionnaire Berescu, fort de ses connaissances en secourisme, se porta spontanément à l’aide de l’infirmier de la section et contribua grandement à sauver le bras de son camarade grièvement blessé… »
Comment ne pas aimer de tels hommes et une telle troupe ?
Alexandre Lalanne-Berdouticq
[1] Il existe alors six bornes frontières, renforcées dans les années 1980 par quatre supplémentaires (6-1, 6-2 etc.) installées par une mission conjointe suite à un accord avec le Brésil.
[2] Les légendaires Monts Tumuc Umac, qui n’ont jamais existé réellement.
[3] En fait une borne n’est visitée que tous les trois ou quatre ans or la végétation repousse à grande vitesse. Certains arbres (le bois-canon par exemple), poussent de douze mètres par an.
[4] Fleuve frontière de l’est entre la France et le Brésil. Mon régiment, le 3e régiment étranger d’infanterie (3e REI) basé à Kourou, reconnait les bornes de l’est de la Guyane. Le 9e régiment d’infanterie de marine (9e RIMa), basé à Cayenne, effectue les mêmes missions sur les bornes de la partie ouest en remontant par le fleuve Maroni et ses affluents, frontière entre la France et le Surinam (ex Guyane hollandaise).
[5] Relevé par photos aériennes ou satellite, seul le tracé des cours d’eau (les « criques ») est juste, et encore. Le nivellement (altitudes diverses) reste très imprécis.
[6] L’eau, quoique potable, y est très foncée car elle charrie des masses d’alluvions.
[7] Une hygiène soignée est indispensable sous peine de souffrir en quelques jours de la bourbouille et d’autres irritations qui mettent rapidement la chair à vif, car les vêtements sont toujours mouillés sans jamais pouvoir sécher.
[8] On se méfie des lampes frontales car leur halo attire sur le visage les leichmanias, ces insectes tombés des arbres. Ils occasionnent des « impacts », petites blessures à la fois disgracieuses, douloureuses et difficiles à soigner. L’éclairage privilégié est donc la simple bougie, fixée sur un baliveau fendu. Elle ne sera pas éteinte par le vent puisque celui-ci ne peut souffler au sol du fait de la hauteur et de la densité de la végétation.
[9] Chaque homme est en outre doté d’un coupe-coupe à lame plus courte pour ses besoins habituels et d’installation.
[10] Lors de l’instruction élémentaire de vie et de combat de jungle, on apprend à chaque homme à étalonner son pas pour calculer la distance parcourue en terrain varié et à connaître sa « dérive azimutale » qui se mesure (vers la gauche ou vers la droite) en mètres par kilomètre parcouru (aucun homme ne marche vraiment « droit » et dérive en fonction, entre autres, de son oreille interne). Le centre d’instruction comprend un « parcours de dérivation » organisé entre deux pistes parallèles séparées d’un kilomètre exactement.
[11] Civils, contractuels recrutés pour le temps de paix à Saint-Georges-de-l ’Oyapock où le régiment dispose d’une base avancée. A ne pas confondre avec les piroguiers militaires, légionnaires titulaires du certificat technique adéquat qui, eux, pourraient être employés en opération de combat.
[12] Le sol hercynien du « plateau des Guyanes » (Guyane française, Surinam, Guyana, nord-est de l’Amapa brésilien) ne possède presque pas d’humus malgré l’amas des feuilles pourrissantes. Elles sont emportées par les ruissellements vers les fonds (d’où de grandes zones marécageuses). Malgré leur hauteur, les arbres n’ont presque pas de racines pénétrantes. Ils sont donc comme posés sur le sol et par là peu résistants au vent.
[13] Les essences de bois de Guyane, souvent superbes et très recherchées, sont très dures pour la plupart. A titre d’exemple, neuf sur dix ont une densité supérieure à un, c’est-à-dire ne peuvent flotter dans l’eau et coulent.
[14] Les troupes ne sont pas encore dotées des garrots réglementaires, qui n’arriveront en unités que lors de la campagne d’Afghanistan (2001-2021)
[15] Le caractère exceptionnel du fait mérite d’être souligné tant, à la Légion, on a conservé le culte des prérogatives attachées au grade et à la fonction. C’est une des raisons de la solidité de cette troupe.
[16] Permet de parler en direct. La propagation radioélectrique à longue distance obéit à des lois mystérieuses selon les heures du jour. Je me rappelle qu’en 1978 lors de l’opération Tacaud au Tchad, il était possible de se parler « fort et clair » de Calvi à Ati pendant quelques minutes le soir alors que le reste de la journée seule la graphie (le morse) permettaient les liaisons.
[17] Pour trente hommes il faut au moins deux jours de travail acharné pour dégager une aire suffisante permettant de poser un hélicoptère en forêt primaire. De plus ils sont ici moitié moins nombreux.
[18] Le même qui m’opéra remarquablement d’une rupture complète du tendon d’Achille quelques semaines plus tard ; blessure dont je ne garde aucune séquelle, chose rare pour cette affection.