Le symbole du sel :

C’était encore dans la fameuse région de Nam Dinh. J’étais en visite chez mon ami, le fameux commandant Mattei, un vrai chef de bande qui rappelait un temps dépassé. Mais il aimait passionnément ses hommes qu’il menait rudement, mais avec justice.

 

Ce jour-là, avec deux compagnies « jaunies » (mi-légionnaires européens et mi-légionnaires vietnamiens), nous crapahutions dans la rizière. C’était le temps de la période humide. Les rizières étaient fortement inondées, le soleil tapait dur sur nos chapeaux de brousse et nous transpirions comme il n’est pas possible. Il était midi ; le soleil était au zénith. Je me souviens qu’à ce moment-là nous avions de l’eau jusqu’aux épaules et que les hommes devaient tenir leurs armes au dessus de la tête. La file avançait lentement derrière ceux qui cherchaient le meilleur passage.

Tout d’un coup, trois soldats vietnamiens disparurent dans l’eau, comme foudroyés. Tout le monde se précipita pour les retrouver. Mais ils étaient morts. Nous eûmes l’explication quelques temps plus tard par leurs compagnons. Simplement, le matin ils avaient négligé d’absorber leur dragée de sel qui devait maintenir l’équilibre sanguin devant le danger de la transpiration.

Une fois encore, j’ai vu un officier pleurer. Mattei était trop attaché à ses hommes pour ne pas être bouleversé par une mort aussi absurde.

Au cours de l’administration du sacrement du baptême, j’ai toujours pensé à cette importance du sel. Ce n’était pas pour rien si le Viêt-minh attachait autant d’importance à des convois de sel qu’à des convois de munitions.

J’évoquais les longues caravanes chargeant en plein Sahara les balles de sel pour les transporter à dos de chameaux jusqu’aux marchés de Tombouctou afin de les échanger contre les cotonnades ou les sacs de mil.

Aujourd’hui, le sel se dresse dans les supermarchés en bataillons de petites boites banalisées qui n’évoquent plus qu’un quelconque produit de consommation et non plus le lien sacré avec le sang de l’homme.

Est-ce pour cela qu’on a supprimé le rite du sel lors du sacrement de baptême ?

Un Colonel philosophe :

Nous étions tous les deux au sommet d’une tour de petit poste, modeste édifice en briques, qui dominait la rizière de quelque 7 ou 8 m. Tout au loin, sous le soleil, brillait l’eau dans laquelle pataugeaient 3 ou 4 compagnies chargées de prendre en tenaille des Viêts qui étaient censés occuper un village derrière les haies de bambou. Dans la cour, une antenne sanitaire attendait les blessés possibles.

Alors que le temps s’écoulait lentement, le colonel Moneglia, ancien de l’armée d’Italie, blessé lui-même au bras, me tint les propos suivants : « Voyez-vous, mon Père, le processus d’indépendance des peuples de couleur devait arriver un jour ou l’autre. Mais plusieurs événements en ont accéléré la rapidité. Il y a eu d’abord la défaite de la France en 1940 qui lui a fait perdre son prestige dans les colonies. Puis est venu le désastre de Pearl Harbor. Pour la première fois dans l’histoire, des hommes de couleur remportaient une victoire sur des blancs. Puis ce fut la campagne d’Italie, de France et d’Allemagne. Parmi nos troupes, des Tunisiens, des Algériens, des Marocains s’étaient battus comme des lions. Victorieux en occupation, ils ont mis dans leur lit des filles blanches, allemandes peut-être, mais européennes, leur ont fait laver leurs sous-vêtements – suprême humiliation. Ils sont revenus chez eux, pour une part, mais ils n’oublieront pas. Nous voici en Indochine. Je ne serais pas étonné que, dans quelques temps, ce soit l’Algérie qui bouge. Il y a eu déjà les révoltes de Sétif, celles de Madagascar. »

Deux ans plus tard, en Algérie, c’était la Toussaint rouge.

Just de Vesvrotte