La caisse noire (suite)
“Le lieutenant peinait sur une phrase qui venait mal, lorsque la porte du bureau du commandant s’ouvrit à grand bruit.
Fuhr, stupéfait par cette intrusion, aperçut un civil rouge de colère, au bord de l’apoplexie, suivi de Van Kerbergen qui agitait ses bras comme les ailes d’un moulin et d’une sentinelle manipulant son fusil comme s’il se préparait à donner l’assaut. Le trio présentait tous les signes visibles d’une agitation intense et d’une émotion considérable.
- « C’est la première fois qu’on me bloque comme un malfaiteur dans un poste de police. Je suis l’intendant Candéla, directeur de l’intendance des Territoires du sud, par conséquent votre intendant. Vous ne pouvez pas ne pas connaître mon nom, mes fonctions et ma personne, puisque je viens assez régulièrement vous contrôler. Or, ayant donné mon nom et précisé mes fonctions, après avoir indiqué que je voulais voir le commandant de compagnie, voilà qu’on me confie à une sentinelle qui m’interdit de sortir. J’en rendrai compte au général commandant la région militaire. J’attends vos explications. »
- « Monsieur l’intendant, je vous prie d’accepter toutes mes excuses. L’adjudant de compagnie m’a bien renseigné. Cependant, je viens d’arriver depuis peu de temps ici. Je remplace le capitaine qui se trouve en mission. Nous sommes le premier avril et j’ai imaginé, j’en suis navré, qu’on m’avait monté une farce. Comme vous aviez effectué un contrôle il y a peu de temps, j’ai pensé que la farce était mal ficelée. Par ailleurs jamais une autorité quelconque ne vient ici sans avoir été annoncée, par simple souci de sécurité. La route est pleine de pièges et de dangers. Je suis responsable de votre sécurité à condition de savoir votre lieu de départ, l’itinéraire et l’heure probable d’arrivée. Enfin, vous n’avez pas pu présenter de carte d’identité militaire et vous étiez en tenue civile, ce qui a renforcé mon idée d’un canular. Quel est le motif de votre visite et que puis-je faire pour vous ? »
- « En vérité je viens d’effectuer une reconnaissance, à caractère confidentiel, en vue d’une implantation future non encore décidée, pas très loin de votre garnison, au sud-est, vers la frontière. Je suis reparti très tôt ce matin avec l’intention de ne pas m’arrêter ici. Je suis tombé en panne à cinq ou six kilomètres de chez vous. Impossible de trouver ce qui était défectueux. J’ai finalement laissé le chauffeur sur place, pour qu’il remonte ce qu’il avait démonté et je suis venu vous demander de me dépanner. Je n’ai pas jugé utile de revêtir mon uniforme. Mes papiers d’identité sont avec ma tenue dans le coffre de la voiture. Comme le dépannage prendra un certain temps, je vais en profiter pour vérifier votre comptabilité et inspecter le foyer et l’ordinaire. Je repartirai lorsque ces opérations administratives seront terminées, ce qui ne devrait pas demander trop de temps, compte tenu de l’inspection précédente assez proche. Bien entendu ceci sous réserve que ma voiture soit réparable par votre atelier ! Dans le cas contraire je vous demanderai de me prêter un véhicule de liaison pour rentrer. Mais je suis certain qu’un atelier de la Légion trouvera le moyen de remettre ma voiture en état de marche rapidement. »
- « Monsieur l’intendant, permettez-moi de vous conduire au mess des officiers et accordez-moi quelques instants pour donner les ordres nécessaires au dépannage et à vos inspections. »
- « Non, d’abord la caisse ! Pendant que je compterai l’argent vous aurez tout le temps de donner vos ordres. »
« Fuhr accompagna l’intendant au bureau de l’officier des détails, dont le responsable était l’adjudant Laurier. Toujours un peu tendu il fit brièvement les présentations, ce qui n’était pas nécessaire puisque l’un et l’autre se connaissaient ».
- « Laurier, conduisez monsieur l’intendant au coffre-fort pour faire la caisse et arrêter le livre de comptes. »
- « Encore ! Il y a tout juste deux mois que la caisse a déjà été contrôlée. J’ai à peine fini de payer la solde et je suis en plein apurement des comptes. » se plaignit l’adjudant Laurier en montrant des signes d’agacement manifeste ».
Drôle de personnage que ce sous-officier qui occupait une fonction d’officier, avec brio, mais d’une manière rugueuse et sèche. On connaissait mal son passé, car il était plein de réticences et n’en parlait pratiquement pas. Marié avant son engagement à la Légion, sa femme l’avait rejoint. Tout ce que l’on savait sur lui venait d’elle. Jadis, ingénieur militaire de haut niveau, issu d’une grande école, il semblait, paraît-il, se complaire dans une rigueur pointilleuse qui agaçait beaucoup ses supérieurs. Son pessimisme et son entêtement à bloquer la machine administrative, dans une affaire de présérie qui paraissait présenter toutes les garanties requises et pour laquelle il refusait obstinément de donner son aval technique, avait indisposé toute sa hiérarchie. On l’avait alors muté dans un établissement, à des fonctions nouvelles qui ne correspondaient pas à son rang ni aux capacités qu’il s’attribuait. Il avait donc estimé de son devoir d’adresser au ministre un rapport incendiaire et venimeux où il mettait en cause la compétence, les capacités intellectuelles et l’honnêteté de plusieurs de ses supérieurs. L’enquête diligenté par le ministre, avait montré que ces accusations étaient sans fondement et suggéré qu’il devait s’agir d’un cas de paranoïa relevant de la psychiatrie. Laurier avait été mis aux arrêts de rigueur. Il les avait accomplis bruyamment, comme la preuve que le ministre lui-même faisait partie de cette bande de prévaricateurs puis, avait donné sa démission, après une grève de la faim. Elle avait été acceptée immédiatement.
Il avait trouvé assez facilement, grâce à l’amicale très active de son école, une excellente situation dans une grande entreprise privée, vouée à l’industrie automobile et aux pneus. Mais, au bout d’un certain temps, il avait été prié de passer à la caisse, pour compression de personnel et suppression de poste. Son comportement, son intransigeance et une tendance à critiquer violemment les échelons au-dessus de lui, étaient la vraie cause de son rejet. « Mon seul motif était de nettoyer toutes ces écuries d’Augias », disait volontiers Laurier dans les rares moments où il évoquait son passé, lorsque le sujet portait sur l’honnêteté.
– « Je ne supporte pas la malhonnêteté et l’à-peu-près. C’est mon vice. Mais, dans les diverses fonctions qu’il m’a été donné de remplir, j’ai été manipulé comme un collégien. Je suis la victime d’une société qui se pourrit par le haut. C’est toujours le Christ qu’on crucifie et Barabbas qu’on libère. »
(à suivre...)
Recueilli par AM