La caisse noire (suite).

 

Où l’on se demande si les poissons d’avril existent au Sahara…

« C’était bien sûr le moment précis qu’avait choisi le colonel commandant les Territoires du sud pour déclencher une mission de reconnaissance au cœur de l’erg le plus désertique du Sahara, l’erg Chech, considéré par les rares voyageurs qui avaient pu en revenir, comme le désert du désert et l’enfer du Sahara. En raison de son importance, une telle mission revenait de droit au commandant de compagnie lui-même. La région à explorer figurait sur les cartes de l’Institut géographique national comme une terra incognita où le dessinateur avait dessiné des cordons de dunes aux formes harmonieuses, avec quelques points d’interrogation pour marquer l’ignorance des cartographes. Le lieutenant Fuhr, lieutenant en premier, venait d’arriver. Il ne connaissait rien au Sahara et à ses problèmes. Il devait au préalable faire ses preuves, dans une accoutumance progressive aux rigueurs et aux pièges d’un univers tout à la fois hostile et envoûtant.

Le lieutenant en second, Von Borzyskowski, aurait pu assumer une mission de cette nature. C’était un vieux saharien, un chef expérimenté et plein de ressources. Mais, par une indiscrétion bienveillante, venue d’un état-major régional, on savait qu’une inspection technique « inopinée » des matériels automobiles, devait avoir lieu peu de temps après le retour de l’expédition. Comme il était le responsable des ateliers de réparation de la compagnie, il fallait qu’il demeure à son poste afin de la préparer soigneusement. On était habitué à recevoir les félicitations du niveau le plus élevé de la hiérarchie en Algérie, pour la qualité de l’entretien. Les autres chefs de section ne faisaient pas le poids pour une mission d’exploration comportant autant de personnels, de matériels et d’implications diverses. 

C’est ainsi qu’un beau matin, le capitaine s’en alla très loin vers le sud, après avoir confié ce qui restait de sa compagnie au lieutenant en premier, avec une caisse noire complètement vide, une comptabilité à vérifier soigneusement et quelques indications assez laconiques concernant la conduite à tenir vis-à-vis du gérant du foyer, si par aventure le manque d’argent, la maréchaussée ou, sait-on jamais, un improbable remords le ramenait. 

Les jours qui suivirent le départ du capitaine furent très denses pour Fuhr qui assumait son commandement par intérim, tout en découvrant une formation militaire pas banale et d’une diversité considérable. Certes, il avait déjà une bonne expérience de la Légion. Il y était d’ailleurs né puisque son père y faisait carrière à sa naissance. En sortant de Saint-Cyr, il avait pu s’y faire affecter. Cependant, dans une Saharienne, c’était un peu spécial. Les tâches couvraient une gamme très étendue. Les personnels, envoyés servir en terre lointaine, présentaient souvent des caractéristiques particulières. La maison mère, à Sidi-Bel-Abbès, mutait parfois des personnalités difficiles, des caractériels, aux ressources multiples mais aux réactions imprévisibles en pensant que le désert et l’éloignement les calmeraient, tout en leur permettant d’exercer leurs talents. On expédiait aussi quelques vieilles figures, au passé légion chargé, mais qui manifestaient une repentance de bon aloi et le désir affiché, avec peut-être un peu trop d’ostentation, de repartir du bon pied. 

Fuhr n’avait que trois mois d’ancienneté de plus que Von Borzyskowski. Il s’était vu désigné pour éviter que ce dernier ne conserve les fonctions de lieutenant en premier, en raison d’une inclination naturelle un peu trop accentuée envers les personnels d’origine allemande qu’il favorisait. Fuhr craignait que ce vieil officier, très remarquable dans son efficacité, ne lui tienne rigueur d’une mutation qui pouvait engendrer une blessure d’amour-propre et être très ressentie comme un déclassement.

Or, les deux premières semaines après le départ du capitaine se déroulèrent sans problème. Von Borzyskowski ne ruait pas dans les brancards. Il se confinait dans ses ateliers, apparemment préoccupé par la future inspection. Il paraissait amical et détendu. Les jeunes chefs de section et les sous-officiers supérieurs assumaient leurs tâches diverses d’une manière parfaite. Les affaires de discipline se maintenaient au même niveau, plutôt faible, qu’antérieurement. Les notes de service et les états demandés par les diverses autorités hiérarchiques, ne présentaient pas de problèmes ardus et ne cachaient aucun piège, semblait-il. La porcherie s’était enrichie d’une douzaine de porcelets et le garde-cochons, éthylique notoire, traversait une période heureuse, peut-être à cause d’un surcroît de travail qui l’incitait à une sobriété relative, mais perceptible. Aucun clignotant rouge ne s’allumait. La compagnie tournait bien rond en ce matin du 1er avril 1947. 

Vers dix heures, au milieu de la matinée, l’adjudant Van Kerbergen, qui remplissait les fonctions d’adjudant de compagnie et de responsable du service général, vint prévenir Fuhr qu’un civil, venu à pied, s’était présenté comme étant le directeur de l’intendance des Territoires du sud et désirait voir le commandant d’unité. Il avait donné son nom. Quelque chose comme Chazelle, sans certitude. Il se trouvait dans le poste de police et paraissait poussiéreux, fatigué et tendu. Il ne possédait pas de carte militaire d’identité sur lui. Se souvenant qu’on était un premier avril, Fuhr haussa les épaules. 

- « Van Kerbergen, tu me parais à jeun ce matin, j’en jurerais ! C’est un coup tordu à cause du premier avril. On se demande bien pourquoi le directeur de l’intendance, qui se trouve normalement à Alger, viendrait à pied, sans se faire annoncer et en tenue civile. Tu m’as dit qu’il était arrivé par l’entrée sud. Alger est au nord. Va te faire voir avec cette histoire à dormir debout. Par souci de sécurité, à cause des difficultés routières, personne ne doit venir ici sans prévenir. J’ai du travail et pas de temps à perdre avec une farce aussi grotesque. » 

- « Mon lieutenant, je vous ai dit la vérité. Je ne mélange jamais la rigolade et le service. Il y a un civil qui désire vous voir. On le garde à vue dans le poste de police. Qu’est-ce que je dois faire ? Continuer à le maintenir au poste de garde, le mettre en prison ou le jeter dehors ? » 

- « Qu’il aille au diable ! Laisse-moi travailler ! » 

- « A vos ordres mon lieutenant ». 

Fuhr est furieux, encore qu’un petit doute l’agite un peu. Ça doit être un coup des jeunes chefs de section ou des sous-officiers. Le directeur de l’intendance ici, sans avoir fait prévenir, sur des routes impossibles, arrivant en civil et à pied, un premier avril, voilà une histoire invraisemblable et grotesque. On veut le tâter. Il faut découvrir ceux qui ont monté ce canular et, mine de rien, les envoyer en bivouac dans le bled, après une marche de nuit dans la montagne. Ils ont trop l’habitude des déplacements en véhicule, ces seigneurs du désert ! Une marche dans le djebel les recadrera avec la réalité. Ils feront attention la prochaine fois à ne pas essayer de telles facéties. Cela n’est même pas astucieux, cette plaisanterie ! Puis le lieutenant revint à ce qu’il faisait avant d’avoir été interrompu par le chef du service général : un épineux rapport à adresser au colonel commandant les Territoires du sud, pour expliquer pourquoi la sanction infligée à un certain légionnaire X, coupable d’avoir, lors d’une virée à Colomb-Béchar, transformé la tête du sergent responsable de la patrouille de police en punching-ball, s’avérait d’une mansuétude incompatible avec la gravité des faits. La consigne ne doit sanctionner que des fautes mineures et non des voies de fait. » 

Mais en fin de comptes existe-t-il des poissons d’avril au Sahara ? 

Dans la mer il existe des poissons volants… mais ils ne constituent pas la majorité du genre*… alors au Sahara… vous le saurez demain.

Recueilli par AM