Quand arrive le terme d’une vie très riche et que l’on décide de se dépouiller de l’inutile, trop rempli  de souvenirs fantômes envahissants qui ont marqué une existence, il est toujours difficile de faire comprendre aux “plus jeunes”, encore imbus de leur grande valeur, qu’il est maintenant grand temps de disparaître aux yeux des autres et de se retirer de toute vie publique.

Ce grand monsieur était une mémoire vivante, un livre d’histoire ouvert, le constat est sans appel, nous n’avons pas su prendre le temps d’une interview, celle de son passage au sein du 6ème  REI au moment où ce régiment, dans ce Moyen orient, théâtre de tous les excès, se trouvait face à face avec la 13ème  DBLE. La Légion face à elle-même, rien que cela !

Le général Pépin Lehalleur méritait surement un peu plus que quelques lignes dans le magazine légionnaire “Képi Blanc”, mais il aurait été tellement plus juste de lui accorder une ou plusieurs pages du temps de son vivant, il avait tant et tant de choses à dire.

Le général aura fait à Antoine ses récits  de la campagne du Levant  chez lui à Aix en Provence  au cours de sympathiques causeries…  J’accuserais une très grande contrariété si notre Ami gardait pour lui quelques secrets historiques passionnants.

Au clair de lune ou non, mon ami Antoine prête moi ta plume pour écrire un mot, celui d'une interview post mortem de cet homme hors du commun, histoire magique vécue que tu nous raconterais au coin du feu, témoignage d'un autre temps où les héros ne choisissaient pas toujours leur camp mais qui avaient pour devise en commun un amour sacré pour la France.

Merci, mon Ami.

CM

Bas relief de André Paltrier, 1ère classe d'honneur de la Légion.

Un jour, au cours d’un déjeuner qui regroupait les généraux qui ont servi la Légion retirés dans la région à la Maison du Légionnaire à Auriol, il s’est levé – c’était le plus ancien, le Président de la réunion – tenant dans sa main une feuille tombée d’un platane et il prononça un très court et très étrange discours :

- Messieurs, j’ai vu disparaître mon régiment trois fois : au Levant, puis en Tunisie et maintenant à l’Ardoise   (le 6ème REG venait de changer  d’appellation pour devenir le 1er REG), je suis vieux et las comme cette feuille est  vieille et fanée et je  ne souhaite plus participer à aucune manifestation légionnaire.

Puis, il entonna en entier le poème de Prévert, « Les feuilles mortes » à l’issue, d’un geste simple mais large il laissa choir la feuille.

Informé  de la chose par notre ami Christian, qui dirigeait cette Maison, j'en restai troublé, le connaissant personnellement, et lui adressai une longue lettre qu’accompagnait un exemplaire de l’Anthologie de la poésie légionnaire, « Légion notre mère », tentant par-là de   mettre un peu de baume   à son vieux cœur.

"Képi blanc", dans mon ailleurs, m’apprend qu’il avait quitté le monde des vivants.  Une grande tristesse m’envahit.

J’avais fait sa connaissance en 1989. Officier supérieur adjoint  lors de la commémoration du 50ème anniversaire de la création du 6ème Régiment Etranger d’Infanterie à Homs en Syrie   et du 5ème anniversaire du tout jeune 6ème Etranger  d’alors, j’avais la charge  assez  lourde, de l’organisation d’une bonne partie des cérémonies.   Il m’a été d’un  très grand secours dans l’accomplissement de cette mission. C’est par lui que j’ai pu atteindre le général Barre, déjà centenaire,  son chef de corps au Levant, ainsi que l’aumônier régimentaire, grâce à des documents conservés par lui et par le colonel Jacquot, OSA du 6ème REI et à l’inscription « CJ » figurant sur l’un de ces documents. Le vieux prêtre vivait ses dernières années dans une retraite de la Compagnie de Jésus dans la Sarthre. *

Quelle émotion, les  voir tous réunis autour de leur vieux chef de corps et du drapeau du 6ème REI dans la salle d’honneur du 6ème étranger ce jour de juillet 89…

Le général, dernier grand ancien du Régiment du Levant a manifesté une certaine sympathie envers moi, et son aimable épouse  m’a retenu deux ou trois fois à déjeuner dans leur maison aixoise alors que j'officiais à Képi Blanc. C’est ainsi, au cours de ces rencontres, qu’il m’a raconté bien des souvenirs de la vie de son régiment pendant la trouble période 1939-1941. L’affaire de la 13,  et le cruel choix imposé aux personnels du régiment en commençant par les simples légionnaires, il m’a parlé du  lieutenant Simon…

Lieutenant lui-même,  il faisait de l’observation aérienne à bord d’un coucou en toile et  avait conservé une riche collection de photos aux bords découpés en zigzag…  De la plaine de la Bekaa au Krak des chevaliers, d’Alep aux ruines de Balbeek, dont les colonnes du temple de Jupiter étaient le symbole de l’insigne régimentaire,  il m’a fait découvrir des merveilles. Dans une petite pièce contiguë à la chambre à coucher il avait une sorte de petit musée personnel composé d’une multitude d’objets, avec son lit de camp, la plaque marquant l’entrée de sa tente, lors de manœuvres, quand il commandait une brigade… il m’a tout montré, expliqué… Moments précieux.

Attaché militaire au Mexique et à Cuba – simultanément – à l’époque du centenaire de Camerone, il avait participé à la création de l’aigle de Camerone en bronze, à vingt exemplaires, dont celui qui migre annuellement de régiment en régiment (restauré au 6ème REG en 1996). A lui, était dévolu l’aigle  numéro huit.

L’élégance humaine, le passé militaire, la fibre légionnaire de ce général saint-cyrien de la promotion Maréchal Lyautey (1935-1937),   m’inspiraient et m’inspirent un profond respect.  Il s’appelait François Pepin Lehalleur.

Presque centenaire, dernier du 6 du Levant, cette véritable page d’histoire a été arrachée par le temps au grand livre de la Légion. La feuille morte est retournée à la terre pour devenir humus. J’espère qu’il rejoindra dans le dernier bivouac ses camarades d’hier, et qu’il dira à Simon d’arrêter les querelles du passé car la Légion comme la France, reste une et indivisible telle que le clame la devise de son régiment : "AD UNUM".

AM