Ce satané Bec-en-zinc :
Ce matin, pas de marche, la colonne attend des renforts venus d’Algérie, qui lui courent après depuis Cotonou, et le colonel Dodds, qui commande l’expédition, a décidé de regrouper son monde avant d’aborder la grande brousse.
Le lieutenant Tahon, occupé à faire combler les tranchées creusées la veille par sa section, dès l’arrivée du bivouac, s’avise soudain de l’absence de son ami Martin, dont les hommes sur sa droite manient la pelle avec nonchalance.
- Le lieutenant a été convoqué chez le Commandant, lui annonce le sergent Duval entre deux coups de gueule à l’adresse de ses légionnaires.
Brève entrevue, en tous cas. Le grand Martin, l’œil un peu fiévreux sur des pommettes émaciées, salue déjà en quittant la tente du patron et revient à grands par la face Nord, appelant Duval du geste:
- Je veux que le bivouac soit net dans une heure, tentes pliées ; paquetages nickel, les bonshommes rasés, les armes propres. Au trot !
- Fichtre ! Ironise Tahon, dirait-on pas que ce damné Bec-en-zinc lui-même va venir nous passer en revue tout à l’heure avec sa garde d’Amazones !
Martin, à dix pas, lui retourne un demi-sourire :
- C’est bien pire ! le Vieux m’a annoncé l’arrivée avec le renfort de notre ami Loum-Loum !
Tahon en reste muet, et les légionnaires qui les entourent, ceux du moins qui ont servi au Tonkin avec les deux amis, baissent le nez sur leur pelle malgré la température. Un petit frisson au creux du dos. C’est que le capitaine Brundsaux, surnommé Loum-Loum par les Annamites à cause de sa belle barbe, n’est pas un tendre. Cent quatre-vingt-un centimètres d’os et de muscles, des yeux gris fulgurants, il a la réputation justifiée d’un chef exigeant, et même dur. S’il est là, on peut être sûr que la campagne ne va pas être à l’eau de rose.
Tahon et Martin se souviennent des marches et des contre-marches qui les ont lancés, des kilomètres et des mois durant, sur les pistes du Tonkin. La pacification prenait alors des allures de chasse permanente, à la poursuite des bandes pirates qui descendaient des calcaires ou à la recherche de leurs repaires en Haute-Région ; la colonne de Khan-Day en 1889 ; celle de la Haute-Rivière Claire en 90 ! Et Loum-Loum toujours insensible, infatiguable, intrépide. Et peu disert en popote, s’il aboyait fort sur le terrain ! Mais combattant toujours de sang froid, toujours debout, ne s’encombrant pas de recherches dans ses manœuvres simples, commandant d’un ton égal le feu de rang ou la baïonnette au canon ! Oui ! S’il est au Dahomey, la Légion va y faire – « un malheur » !
Le jour même avec ses hommes de renfort, le capitaine Brundsaux, à la silhouette toujours aussi originale dans son large flottard de toile, rejoignit la colonne Dodds, et la marche reprit, vers le Nord.
Les Amazones :
Les renseignements prêtent à Behanzin douze à quinze mille guerriers diversement pourvus d’armes primitives et de fusils à tir rapide, et quelques instructeurs et aventuriers européens. Les légionnaires plaisantent entre eux sur l’agrément qu’il y aurait à rencontrer en particulier quelques-uns de ces guerriers qu’on assurait être des femmes, des amazones farouches et enjuponnées.
Pour le moment les consignes de sécurité se renforcent à mesure que l’on avance vers Abomey, et le camp s’établit chaque soir après une marche lente et exténuante, de façon à repousser toute attaque.
Celle-ci se déclenche le 19 septembre 1892, à Dogba. Behanzin lance violemment ses troupes contre deux des faces du bivouac. Un instant la masse submerge les lignes, puis reflue sous les feux de salve dirigés avec précision. L’armée dahoméenne est repoussée à chaque nouvel assaut, malgré les exhortations de ses chefs qui hurlent :
- Vous avez promis de les manger ! En avant !
Cette fureur homicide va mettre deux heures.
Les pertes de la colonne sont de 45 tués, parmi lesquels le commandant Faurax, et de 60 blessés. Les Dahoméens durement étrillés laissent 832 cadavres dans nos défenses.
Pourtant l’affaire de Dogba ne refroidit pas leur courage, ni n’entame leur tenacité. Ils jalonnent ainsi l’avance des Français de combats et d’escarmouches incessants, attaquant le convoi, les corvées d’eau, tuant à Poguessa, le 4 octobre, le sous-lieutenant Amelot du bataillon de Légion, dont cinq officiers seront encore blessés, pendant la marche, avant le 15 octobre.
Arrêtée dix jours pour se réorganiser et digèrer de nouveaux renforts, la colonne se remet en marche le 25. Harcelée sans répit par des guerriers redoutables dont les amazones ne sont pas les moins farouches – Les légionnaires ne pensent plus à la galanterie – elle ne pourra atteindre Abomey que le 17 novembre.
Behanzin enfin vaincu abandonne sa capitale en flammes.
Partie de Porto-Novo avec 800 hommes, la Légion termine la campagne avec 450 légionnaires valides. Trois cent cinquante tués, blessés ou morts de maladie sur la piste, en cinq mois ! Le corps expéditionnaire, dans son ensemble, avait fait preuve d’entrain et de bravoure, mais son chef, Dodds lui-même avouait :
- Sans la Légion, troupe sur laquelle vous pouvez compter en toutes circonstances, je n’aurais jamais pu mener à bien l’expédition du Dahomey !
Le 27 septembre 1893, Brundsaux, qui continue les opérations dans le Nord est fait chevalier de la Légion d’honneur.
Il est temps de situer ce capitaine de trente-huit ans qui s’affirme à la Légion comme un meneur d’hommes hors de pair, alors que pourtant la concurrence est rude.
Officiers du 1er RE en 1905: Paul Brundsaux, troisième à gauche rang du bas - Lieutenant Paul-Frédéric Rollet, rang du haut premier à gauche.
Paul Brundsaux dit "Loum-Loum"
Paul Brundsaux est l'un des héros de la Légion. Sa silhouette illustre le monument aux morts de la Légion à Aubagne. Né le 4/10/1855, il a enchainé les campagnes coloniales. Dans ses souvenirs, le général Tahon en fait un portrait détaillé :"Officier sortant de Saint Cyr, d'une très bonne famille des Vosges, son père étant docteur en médecine, Brundsaux était lieutenant au 4e zouaves à Tunis lorsqu'il fit connaissance d'une jeune chanteuse au café concert. Enthousiaste comme il l'était, il se donna entièrement à sa conquête, pourtant facile et pendant quelques mois mena joyeuse vie. Mais un jour, sa maitresse lui ayant annoncé qu'elle était enceinte, il ne douta nullement qu'il fût le véritable père et, malgré les conseils de son colonel, les prières de son père accouru à Tunis, il voulut à tout prix épouser la future maman. L'autorisation de se marier lui étant refusée, il donna sa démission pour épouser librement la mère de son enfant. Pour vivre il se fit alors voyageur de commerce en mercerie et il ne réussit pas. Il était dans la misère lorsqu'il apprit un beau jour qu'il était possible de reprendre du service à la Légion à titre étranger et après quelques démarches, il obtint sa nomination de lieutenant au 2e étranger au Tonkin. Il partit avec femme et enfant et mena là bas la vie dure de premier conquérants de notre grande colonie. Plusieurs fois attaqué, il fit avec sa femme le coup de feu pour disperser les pirates et les pavillons noirs afin de se frayer un passage dans la brousse. Revenu en Algérie au bout de quelques mois, il partit au Dahomey où avec la croix de chevalier, il gagna son grade de capitaine au titre français. Il fit ensuite la première campagne de Madagascar où il se distingua, fut cité et promu chef de bataillon, ayant ainsi en six mois rattrapé ses camarades de promotion. En rentrant il eut à bord un duel avec un camarade et à son arrivée à Oran mena quelques jours la grande vie. Son grand plaisir le soir était de se rendre en compagnie de jeunes officiers dans les cafés concerts, exigeant de l'orchestre qu'il joue immédiatement la marche de la légion, faute de quoi il brisait tables, chaises et bocks. Je le perdis ensuite de vue. J'ai pourtant appris qu'il avait fait campagne au Maroc et qu'il avait terminé sa carrière comme général gouverneur de la Corse. Il avait peu de temps après son retrour de Madagascar, abandonné femme et fille pour s'acoquiner avec une négresse."
Il commandera des brigades actives durant la guerre. Il est mort le 2/1/1930.
Le monument aux morts:
D'après une légende, les légionnaires qui entourent le monument emprunteraient les silhouettes du colonel Combes, du capitaine Danjou, du commandant Brundsaux et du colonel Duriez. La vérité est tout autre. La seule ressemblance certaine est celle du légionnaire des compagnies coloniales. C'est à la demande du colonel Rollet que le sculpteur a donné à cette statue le visage du commandant Brundsaux.