LA GUERRE DE CRIMEE 1854-1855 - LA BATAILLE D’INKERMANN
Le 27 et le 28 mars 1854, les gouvernements français puis britannique déclarent la guerre à la Russie contre laquelle l'Empire ottoman avait ouvert les hostilités, le 23 octobre 1853. Ce conflit, que l'on nomma alors la « guerre d'Orient », s'acheva par la défaite de la Russie, sanctionnée par le traité de Paris du 30 mars 1856.
Ce conflit fut très meurtrier, pas moins de 210 000 soldats perdirent la vie en Crimée, le principal théâtre des opérations, hécatombe à laquelle s'ajoutent les pertes provoquées par la dysenterie, le choléra, le typhus et les combats livrés en mer Blanche, dans la Baltique, les provinces danubiennes, le Caucase et le Pacifique Nord.
L’armée d’Orient, aux ordres du maréchal de Saint-Arnaud, compte initialement trois divisions à deux brigades chacune, soit environ 34 000 hommes. Ses effectifs augmenteront rapidement, portant à huit le nombre de ses divisions. L’armée d’Afrique représente le tiers de l’effectif au début de la campagne. Les deux régiments étrangers débarqués sur la presqu’île de Gallipoli en juillet 1854 forment la 2e Brigade de la 5e Division commandée par le général Carbuccia, ancien chef de corps du 2e Étranger. Durant toute la campagne la 2e Brigade sera dénommée « Brigade étrangère ».
Carte du conflit de Crimée 1853-1856
LE PREMIER CONFLIT INDUSTRIEL, DES INNOVATIONS PÉRENNES.
Ce conflit se caractérise aussi par le fait que ce fut la première guerre industrielle, si l'on pense aux innovations alors déployées ou généralisées comme la mine sous-marine, l'obus explosif, le fusil à canon rayé ou le blindage, la guerre d'Orient ne diffère guère toutefois des conflits du XVIIIe siècle par certaines pratiques stratégiques, les difficultés sanitaires des armées et le recrutement ad hoc de forces mercenaires.
Il y également eu une autre innovation ou plutôt conséquence à cette guerre et elle se situe dans le domaine des prévisions météorologiques.
La météorologie moderne est née d’un naufrage lors de cette guerre. Le 14 novembre 1854, une violente tempête fut à l’origine de la perte de 38 navires de commerce. 400 marins périrent dans cette catastrophe. Ceci amena le ministre de la Guerre à charger l’astronome Urbain Le Verrier de trouver les causes de ce désastre.
Le Verrier découvre que les événements météorologiques en un lieu donné sont le résultat d’un déplacement, à l’échelle planétaire, de phénomènes physiques. Il s’aperçoit que la tempête sévissait déjà le 12 novembre sur le nord et l’ouest de l’Europe et décide de mettre en place un réseau qui permettrait de localiser les événements dangereux pour mieux s’y préparer. Les stations météo communiquaient alors leurs mesures par le télégraphe électrique, mesures pointées sur des cartes.
À partir de 1863, l’Observatoire de Paris diffusera régulièrement des télégrammes d’avertissement aux ports et débutera la publication quotidienne de cartes météorologiques dans le Bulletin de l’Observatoire.
Urbain le Verrier (1811-1877)
Rien ne peut abattre le courage des légionnaires
« Le 14 novembre, un cyclone épouvantable vient s’abattre sur la presqu’île de Chersonèse. Toutes les tentes, les toitures des baraquements se sont soulevées, le feu des cuisines étant sous la pluie. Les malades et les blessés sont exposés au froid et à la pluie ; les tranchées sont envahies par les eaux et par la neige ; les parapets s’écroulent.
En mer, la flotte subit un vrai désastre, un grand nombre de bâtiments sont jetés à la côte.
Rien ne peut abattre le courage des légionnaires : avec des pierres et de la boue, on refait des murs plus solides pour garantir les cuisines que l’on couvre avec de vieilles tentes hors de service : les fourneaux sont refaits pour consommer moins de bois, car le combustible commence à devenir rare.
Les tentes sont creusées et bordées de petits murs, on y installe des foyers dont la cheminée est faite avec des morceaux de fer-blanc provenant de boîtes de conserve ; les popotes des officiers sont aménagées avec la même ingéniosité.
Au-dessous des sources, on creuse des abreuvoirs pour les chevaux, des lavoirs garnis de pierres où les hommes peuvent venir laver leur linge. Du reste, pendant l’hiver, on lutte contre le froid et les éléments conjurés. Malgré tous les soins et la plus grande attention, bon nombre d’hommes ont les pieds et les oreilles gelés, soit dans les tranchées soit dans les tentes. Chaque matin, les camps sont déblayés et la neige enlevée ; les officiers et les sous-officiers pressent les hommes qui comprennent la nécessité de prendre les précautions hygiéniques nécessaires. »
(Extrait de l’Historique du corps expéditionnaire français en Crimée.)
LA BATAILLE D’INKERMANN
Inkermann est une ville située à l’extrême sud de la Crimée placée à environ quatre kilomètres à l'est de Sébastopol. Son nom signifie « forteresse des cavernes » en turc et en tatar. De par sa position stratégique, au cours de son histoire elle fut occupée bien des fois où le siège de combats.
Les Russes, sous les ordres du prince Mentchikov, sont retranchés dans Sébastopol, talonnés par l'armée d'Orient. Mais le siège de la ville revêt une forme particulière puisque la place n'est pas complètement investie ce qui laisse à l'ennemi la liberté de ses voies de communication et de ravitaillement, au nord. C'est au début de ce siège que se situe la bataille d'Inkermann.
La stratégie russe
Les Russes savaient que l'armée alliée était divisée en deux grands corps, l'un dit "de siège", chargé directement des opérations militaires contre Sébastopol, l'autre "d'observation", qui devait repousser les attaques venant du dehors.
Malgré leur échec le 25 octobre précédent lors de la bataille de Balaklava, les Russes souhaitaient toujours briser le siège autour de leur place de Sébastopol. Débouchant d'Inkerman, l'objectif russe était une hauteur mal défendue dominant le camp britannique. La veille, les Russes avaient reçu un renfort de 30 000 hommes commandés par le général Dannenberg et les grands-ducs Michel et Alexandre. À la suite de cette hauteur, auprès de Balaklava, s'étendait une ligne de monticules d’un escarpement inaccessible, où campaient les deux divisions françaises du corps d’observation.
Une fois maîtres de cette hauteur, les Russes devaient y placer une nombreuse artillerie, qui foudroierait à volonté le camp anglais placé en contrebas, pendant que des colonnes d'infanterie descendraient sur ce même camp, couperaient les communications de l’armée assiégeante avec Balaklava, et opéreraient leur jonction avec le reste de l’armée russe entre cette ligne et celle des tranchées.
En même temps, la garnison de Sébastopol devait faire une forte sortie, et placer ainsi l'armée de siège entre deux feux. Si cette grande et habile manœuvre réussissait, l’armée combinée, attaquée à dos, serait forcée d’abandonner ses travaux de siège et de se faire jour au travers de l’armée ennemie pour regagner les deux ports de dépôt, Balaklava et la baie de Kamiesch.
Dès lors, chacune des deux armées alliées pouvait se trouver acculée à la mer, n’ayant d’autre moyen de salut qu’un embarquement précipité, si toutefois il ne lui arrivait rien de pire.
Camp britannique près de Balaklava avant la bataille d'Inkermann
Matériellement, la condition du soldat Russe, son armement, son équipement, étaient les mêmes que dans le reste de l’Europe. Grâce aux soins incessants de l’empereur Nicolas, l’armée russe s’était assimilé tous les perfectionnements de la civilisation occidentale. Son artillerie était magnifique ; en ce qui touche la précision du tir et la rapidité des manœuvres, elle approchait de la perfection. Dans l’infanterie, le soldat, soumis à une discipline sévère, était rompu au service ; mais les cadres étaient insuffisants. La toute-puissance de l’empereur n’avait pu amener cette diffusion des lumières qui permet de recruter dans toutes les classes d’une nation l’état-major de son armée ; les sujets propres au commandement manquaient. Aussi voyait-on à chaque affaire les régiments désorganisés par leurs pertes en officiers. Rappelons enfin que ces troupes n’avaient pas l’habitude de la guerre. Il ne se trouvait plus, pour donner l’exemple, de ces vieux soldats de Souvarof, qui dans les haltes demeuraient appuyés sur leurs armes, disant avec orgueil : Les soldats de Souvarof n’ont pas besoin de repos !
La confrontation
Dans le camp des alliés, personne ne s’attendait à voir les Russes prendre l’offensive. Telles étaient encore les illusions, que, la veille même de la bataille d’Inkerman, les généraux s’étaient décidés à brusquer la prise de Sébastopol par une attaque de vive force. On voit qu’ils en étaient revenus à leur idée première d’un simple coup de main sur la cité.
Si les Français, formés par les guerres d’Afrique, ne souffraient pas encore des rigueurs de la saison, il n’en était pas de même des Anglais, qui, par un concours singulier de circonstances, enduraient des privations exceptionnelles. Lord Raglan, convaincu qu’il suffirait de se présenter devant Sébastopol pour y entrer, avait donné l’ordre de laisser à bord des vaisseaux tous les bagages, et jusqu’aux sacs des soldats. De même, les chefs de corps, pour alléger la marche, avaient fait jeter en route les marmites des régiments. Il en résultait que le soldat était réduit à se nourrir de viande à demi grillée sur des charbons. Ses habits étaient en lambeaux, les bagages, les sacs, n’ayant pu lui être rendus dans la confusion du débarquement. Or le soldat anglais est au feu le modèle du soldat, mais il est habitué à des ménagements infinis. Obligé de tout faire par lui-même, harassé de fatigue, mourant de faim, dénué de vêtements, d’abris, il tombait exténué sur la route de Balaklava, ou périssait dans le camp, de misère et de maladie. Cependant, disons-le à son honneur, nous le verrons, au moment du combat, retrouver toute son énergie et soutenir son renom de valeur dans l’une des plus fâcheuses conditions où armée anglaise se soit trouvée.
La veille de la bataille, le temps était devenu affreux ; des torrents de pluie n’avaient cessé de tomber pendant toute la nuit du 4 au 5 novembre. Vers l’aube, ces averses avaient fait place à une pluie fine accompagnée d’une brume épaisse.
Le 5 novembre 1854 à cinq heures, les Russes lancent une nouvelle attaque avec des moyens beaucoup plus importants (40 000 à 45 000 hommes) sur le plateau d'Inkermann. Scindées en deux colonnes, les troupes russes profitent de l'épais brouillard pour s'approcher au plus près. La première colonne doit attaquer le campement britannique défendu par 8 000 hommes, tandis que la seconde doit contourner le plateau par l'est et prendre les ouvrages anglais à revers. A 6 heures du matin l'artillerie russe ouvre le feu sur le camp anglais le mettant sens dessus-dessous. Ne sachant pas d'où partent les tirs, les officiers anglais lancent leurs troupes au hasard à travers l'épaisse brume. Les grandes capotes grises des soldats russes les rendaient presque invisibles au milieu du brouillard, même à quelques pas de distance. Un peu plus tard, la seconde colonne russe passe à l'attaque.
Pendant que l’attaque russe commençait du côté de la redoute, une autre action avait été faite dans la vallée de Balaklava par l’infanterie, la cavalerie et l’artillerie réunies, afin d’attirer sur ce point l’attention des Français, campés sur les hauteurs qui la dominent, et de les empêcher de se porter au secours des Anglais. Mais le général Bosquet, qui commandait le corps d’observation français, comprit que c’était une diversion.
La bataille d'Inkermann débute dans la confusion la plus complète et tourne à l'avantage des Russes. La division anglaise de Cambridge avait éprouvé des pertes énormes en perdant et en reprenant deux ou trois fois la redoute enlevée par les Russes ; le général Cathcart avait été tué. Les divisions anglaises de Cambridge et Cathcart, ayant conservé leur ordre de bataille sous un feu soutenu, ne pouvaient cependant prolonger la lutte beaucoup plus longtemps.
Lord Raglan fait alors appel au général Canrobert qui, déjà alerté, avait fait mettre en route la brigade du général Bourbaki avec l'ordre d'intervenir immédiatement. L'arrivée des Français et leur engagement dans les combats surprennent l'ennemi qui, sous le choc, recule puis hésite avant de repasser à l'attaque, soutenu par son artillerie.
Vers dix heures, un premier corps français, de 3 000 hommes (des zouaves, des chasseurs d'Orléans, des tirailleurs algériens, des chasseurs d'Afrique, du 7e léger, du 6e commandé par le colonel Edmond Jean Filhol de Camas1 et le 50e de ligne) avec quarante pièces de canon en première ligne, vint à leur rescousse (la brigade Monet et la cavalerie Morris en réserve), attaquant les Russes de flanc. Avant que l’ennemi eût le temps de se reconnaître, un bataillon de zouaves et un bataillon de tirailleurs algériens s’élancèrent dans la masse russe.
Au même moment, vers 10 heures une troupe de 8 000 Russes tenta d'attaquer les premières lignes françaises mais fut repoussée par les défenseurs français (des 39e et 19e de ligne, la légion étrangère et le 20e léger).
Pendant trois heures, les combats firent rage : la hauteur fut reconquise plusieurs fois par chaque camp. Enfin, passé midi, la brigade Monet arriva à son tour sur la hauteur d'Inkermann et acheva la déroute russe.
Malgré d'autres attaques d'envergure, dont une sur Balaklava, l'armée russe finalement est battue et se retire dans Sébastopol. Elle vient de perdre en quelques heures près de 15 000 hommes morts ou blessés, contre 2 600 Britanniques et 900 Français.
La bataille d'Inkermann s'achève sur la victoire complète des alliés. Mais la campagne de Crimée est encore loin d'être achevée. Les légionnaires des deux régiments étrangers auront encore à fournir beaucoup d'efforts et à subir de nombreuses pertes au cours du siège de Sébastopol, dont celle du colonel Vienot commandant le 1er Etranger, tué dans la nuit du 1 au 2 mai 1855, lors de l'assaut du Bastion central.
Médaille commémorative anglaise
Verso de la médaille - Napoléon III
de la Crimée avec agrafe Inkermann
Monnaie de Paris - Bataille d'nkermann - Oudine 1854
Major (er) Jean-Michel Houssin.
Sources:
- 1855 - Historique du corps expéditionnaire français en Crimée.
- 1858 – Revue des deux mondes 2e période tome 15 ;
- 2009 - Magazine Képi Blanc n°715 – Novembre 2009
- 2013 - Histoire et dictionnaire de la Légion étrangère – André-Paul Comor ;
- 2016 - 2e Étranger - 175 ans d’histoires d’hommes et de combats – André-Paul Comor ;