Une historicité géographique, une conséquence dramatique

La nostalgie possède une historicité et s’inscrit dans la géographie, au sens où elle prend place dans le cadre de l’impérialisme français (en Europe et dans les Colonies) et constitue une souffrance directement liée à la distance (matérielle et symbolique). Le mal du pays est d’autant plus fort que le patient est attaché à celui-ci. Un dictionnaire de médecine et de chirurgie pratiques note, en 1834, que la nostalgie : « s’empare avec une grande facilité des Suisses, des Bretons, des paysans de l’ouest de la France, de tous les hommes sortis de solitudes ou de montagnes », au contraire de « l’habitant des grandes villes, qui connaît rarement la nostalgie ».

Jusqu’en 1900, le mot cafard n’est guère utilisé que pour désigner l’animal ou la figure du fourbe ou du tartuffe (surtout dans un contexte religieux : le bigot). Il semble que le premier usage du mot cafard pour désigner des idées noires se trouve dans le fameux hymne de la Légion étrangère, Le Boudin, conçu par François-Nicolas Wilhem durant, a priori, la guerre de Crimée :

« Nous sommes des dégourdis

Nous sommes des lascars

Des types pas ordinaires.

Nous avons souvent notre cafard

Nous sommes des légionnaires. »

 Jacques Brouillet

Moins courageux ou plus déséquilibrés dans des temps plus anciens, un nombre parfois élevé de légionnaires cherche et trouve dans le suicide la fin de leurs misères. Il n’existe quasi aucune statistique sur ce sujet et seule la lecture des registres matricules a, pour de très nombreuses années, donné quelques indications sur ce fait particulier. Ainsi en dix ans, entre 1900 et 1910, soixante-dix-neuf légionnaires ont coupé eux-mêmes le fil de leurs jours pour des raisons d’ordre divers. Nous savons que parmi les causes de l’engagement, on relève souvent le désespoir. Rien d’étonnant à ce que ces désespérés, venus d’un peu partout, mais surtout de l’étranger, n’arrivent pas à surmonter leur chagrin, et, déjà suicidés moraux avant l’engagement, en arrivent à demander à leur fusil, la paix et l’oubli que la Légion n’a pu leur procurer.

Ceux dont le désespoir n’explique pas la tragique détermination sont des victimes du spleen, de la neurasthénie, et se tuent au cours d’une crise de cafard.

Le possessif qui désigne l’animal dans l’hymne de la Légion et son institution en étendard par les Joyeux[1] laisse penser que le cafard, orgueil secret des soldats combattants, était au sein de ces deux corps d’armée conçu comme un motif identitaire. On n’est pas un bon légionnaire quand on n’a pas le cafard. Le cafard possède aussi une dimension pandémique. À la fin du XIXe siècle, le tiers des légionnaires serait affecté : « Le cafard semble être l’Alpha et l’Omega de la pathologie mentale coloniale. » Tout comme la nostalgie avait suscité l’intérêt des médecins du XIXe parce qu’elle affaiblissait les troupes, le cafard interpelle en particulier les médecins militaires. Il est qualifié de diverses façons dans les textes médicaux des années 1910. Pour les uns : « ce n’est ni une forme d’aliénation, ni un trouble mental, mais un état d’esprit, à peine une psychose, sans signification psychiatrique ; pour d’autres : “c’est un vice” ».

Son étiologie est multiple : le désœuvrement, le dépaysement, le milieu tropical (climat, chaleur et humidité, ou bien aussi sécheresse, lumière, alimentation, etc.), l’alcool, la fréquentation des indigènes comptent parmi les facteurs les plus cités. Il est lié à l’éloignement, à l’isolement et à un environnement délétère, propres à certains lieux qui dérèglent la mentalité. Ce n’est pas un hasard que le cafard soit né à Médenine.

Médenine - place du cafard - carte postale © delcampe.net

Le cafard résulte non seulement de la déprime qu’inspirent les lieux et l’isolement, mais aussi de l’influence directe du milieu local sur l’organisme, et se décline suivant le lieu : guyanite, cochinchinite, tonkinite, calédonite, africanite, soudanite, biskrite, colonite, saharite, etc. C’est bien une affection géographique. C’est : « un syndrome incontestablement spécifique, puisqu’il disparaît dès que le légionnaire revient en métropole ». C’est : « la neurasthénie du légionnaire ».

Cette neurasthénie pousse souvent au geste ultime lorsqu’elle est associée à d’autres facteurs comme l’alcool, un amour brisé, ou une mauvaise nouvelle. Blessés de la vie lors de leur arrivée, certains, plus fragiles, ont du mal à surmonter un échec sentimental le plus souvent, mais aussi parfois une difficulté à s’intégrer. L’éloignement est un facteur à ne pas négliger ; déracinés, ayant perdu leurs repères culturels ou familiaux, ils peuvent avoir du mal à se sentir heureux dans cette nouvelle famille qu’est la Légion étrangère, même si celle-ci met tout en œuvre pour les accueillir de la meilleure façon et le plus humainement qui soit.

Le moyen ou la méthode sont le plus souvent brutaux, à l’image de la rupture radicale qu’ils ont consentie en franchissant le seuil d’un poste de recrutement quelques années plus tôt. Dans ce dernier acte de désespoir, l’arme sera le plus souvent préférée, rapide, efficace, sans détour ni tergiversations, sans retour possible. Le recours au poison ou autre solution médicamenteuse, plus moderne, n’a jamais été très usité, jugé trop lent, trop lâche peut-être aussi. La pendaison vient en seconde position de ce classement on ne peut plus macabre.

Dans des contrées lointaines, sous des cieux inhospitaliers, lorsque la guerre grondait à leurs oreilles et que le cafard gagnait nos devanciers, combien se sont décidés à mourir. En Algérie, seuls avec leur cafard, les soirs de sirocco, quand le vent qui souffle du désert vient mêler sa complainte à celle de torturants souvenirs. Au Mexique, après avoir subi les rigueurs d’un soleil implacable et des regs à l’infini, quand, avec la nuit tombent le silence et la solitude. En Indochine, pays de l’eau, royaume d’une moiteur étouffante qui vous prend à la gorge comme une main qui vous enserre le cou, lorsque tout semble sans aucune solution possible.

Ce geste ultime, sans être tabou, est rarement évoqué par les légionnaires, par pudeur, mais surtout par incompréhension et désarroi de n’avoir pas pu, de n’avoir pas su, voir en celui pour qui nous donnerions notre vie un être désespéré, acculé le dos au mur. Comment un cadre d’une section qui voue sa vie et son temps à ses hommes peut-il accepter de n’avoir rien vu venir ? Comment un légionnaire camarade de chambrée, frère d’armes au combat peut-il accepter cette impuissance face à l’irréparable ? J’ai connu, au cours de ma carrière, de tels évènements et, à chaque fois, toutes les questions sont posées, encore et encore. Mais jamais de réponses satisfaisantes ne sont trouvées. J’ai vu des chefs de section brisés, en opération comme au quartier, par la mort subite d’un de leurs hommes. Le chef, en tant que tel se doit de les protéger envers et contre tout et parfois d’eux-mêmes, c’est donc un échec durement vécu. La mort au combat fait partie de notre univers et si elle survient elle trouve nombre de justifications pour la défense de nos valeurs, de nos couleurs et de ce que l’on croit. Elle est donc plus facile à accepter ; le cafard, la nostalgie qui est reconnue dans nos chants, celle qui pousse au suicide ne l’est pas. La seule réponse qu’il nous reste est sans doute de nous occuper encore et toujours mieux des hommes qui nous ont confié leur vie.

Un remède par défaut avec ses maux, la famille Légion pour panser

Dans des temps plus anciens, le légionnaire, avant tout soldat de métier, appartenait à l’armée d’Afrique et, à ce titre, partageait avec ses camarades des autres corps de troupe, des plaisirs communs. Cependant, le commandement tolérait des pratiques sociales permettant, sous contrôle, de maintenir le moral et, surtout, d’éviter les crises susceptibles de mettre en péril la cohésion de la troupe. Outre-mer, les conditions particulières de l’exercice du commandement expliquaient ces facilités ou, du moins, ces entorses au règlement militaire. Si l’ivresse n’était jamais admise pendant le service, en revanche, malgré les désordres qu’elle pouvait entraîner hors du casernement pendant les permissions ou le quartier libre accordé aux hommes de troupe ou aux sous-officiers, les débordements épisodiques étaient avant tout interprétés comme des manifestations d’une tradition propre au monde de la Légion. Aussi n’étaient-ils pas réprimés, car relevant de la simple sanction hiérarchique. Pour vaincre l’ennui de la vie de garnison ou du poste et échapper au cafard qui le guettait, le blédard[3] cherchait le plus souvent la fuite dans le vin. La solitude était tenue pour la première responsable des actes de folie et les crises qui occupaient une si grande place dans la vie du légionnaire. Le colonel de Corta[4], disait alors : « qu’une bonne cuite valait toujours mieux qu’un coup de cafard aux effets désastreux sur la troupe ». Cependant, ce même colonel ne pouvait ignorer que le cafard était aussi et surtout le produit de l’alcoolisme. Troupe sensible, car société complexe, la Légion recueillait et abritait en son sein des hommes souvent meurtris, que la détresse physique ou morale poussait à faire le saut dans l’inconnu. Après la seconde guerre mondiale et l’arrivée massive du contingent allemand la bière remplaça le gros rouge ; de nos jours, le Coca-cola et autres boissons énergisantes tiennent la corde. Malgré tout, lorsque l’ennui et la nostalgie se font trop forts, le légionnaire d’aujourd’hui peut assez facilement retomber dans ses penchants d’antan.

Le soir de Noël est un moment particulier et au-delà de cette soirée, la période de Noël tout entière. Sous l’impulsion de la tradition, mais aussi des sous-officiers et officiers les plus anciens, chaque cadre, quel que soit son rang, chaque légionnaire est invité, est incité à aller parler avec ses camarades de chambrée, de section ou de régiment. Aller au-devant de l’autre l’écouter religieusement, comme lui le ferait pour nous. Prendre du temps pour autrui et essayer du mieux possible d’entourer les plus faibles ou les plus sensibles. En ce domaine, nul n’est à l’abri du cafard ; les muscles, la force de caractère, la bravoure ne comptent pas devant ce mal profondément légionnaire. C’est ainsi que le chef de corps accompagné de quelques personnes passe la nuit de Noël au chevet de ses légionnaires. Fête de famille par excellence, elle est le fondement de notre société légionnaire. Alors qu’il fait le tour des compagnies, des salles de repas et des popotes, le chef de corps converse avec chacun et écoute avec une tendresse et une empathie sincère que je n’ai jamais connues ailleurs, les confidences et les bleus au cœur du légionnaire.

Soirée de noël 20144 au 2e REI © Edouard Ellias

Les anciens en situation de fragilité

Me voici maintenant faisant partie de l’immense cohorte des anciens et il me semble opportun de réfléchir à notre situation face à ce mal ancien, ancré dans les gênes du légionnaire. Vous me permettrez donc en toute humilité d’apporter le fruit de ma réflexion personnelle sur ce point.

Lorsque j’étais dans le recrutement j’ai bien souvent côtoyé des anciens de toutes provenances et de toutes conditions sociales. Ce dernier point à une importance non négligeable. Pour faire simple je vais prendre deux exemples diamétralement opposés, celui d’un officier et celui d’un simple légionnaire sans bien entendu que cela ne porte atteinte au respect et à la condition de chacun.

L’officier est le plus souvent issu d’une famille ou la tradition militaire est bien présente. Une famille le plus souvent nombreuse et il est donc à ce titre après sa période d’activité, très entouré et cela par des personnes qui ont assez souvent la même fibre ou vivent les mêmes expériences. Bien évidement il peut être lui aussi nostalgique d’une époque passée mais, il aura le plus souvent le moyen d’évacuer celle-ci par des moyens divers et variés. L’écriture, les rencontres familiales ou associatives en bref, de par son milieu social il a souvent de nombreuses activités qui ne sont empêchées plus tard que par la difficulté physique de les assumer. Pour faire simple, l’officier est rarement seul face à ses souvenirs.

Le légionnaire[5] de son côté va se diviser en deux groupes très distincts. Le premier agissant comme les officiers, ayant des relations sociales variées et participant donc à de nombreuses activités par le monde du travail ou en milieu associatif quel qu’il soit. Ce premier groupe est donc à mon avis peu sujet au cafard ou à la nostalgie de ces années passées sous la grenade à sept flammes, même s’il peut y penser assez souvent avec une certaine mélancolie passagère. En prenant de l’âge, la problématique change inévitablement, les activités peuvent se réduire sensiblement, la présence d’amis ou de la famille aussi et la solitude peut prendre place.

 Capitaine (er) Louis Perez Y Cid 2023

Le deuxième groupe est constitué de personnes qui n’ont pas l’énergie ou la volonté de s’exprimer au travers de multiples activités leur permettant de se trouver ainsi d’autres buts d’autres centre d’intérêts. Si le cocon familial est bien présent autour de notre légionnaire cela peut avoir une importance moindre. Au contraire s’il est seul, ou quasiment seul, il ne lui reste que son travail qu’en il est assez jeune et ses souvenirs. Combien d’anciens avons-nous connus en activité ou non qui ne faisaient que ressasser les mêmes souvenirs comme un fidèle qui récitent ses prières dans une longue litanie. J’en ai côtoyé beaucoup lors des tournées de promotion de notre recrutement au travers des campagnes et des villes françaises. Ils me donnaient souvent l’impression de ne vivre qu’avec ses souvenirs et avec des regrets parfois. Cela me rendait triste, car on peut avoir adoré notre vie au sein de la Légion sans que pour cela nous ne puissions exister qu’au travers d’elle. Là encore, la solitude était quasi systématiquement un facteur aggravant de cette nostalgie.

C’est pour cela, que le rôle de nos associations est important voir vital, entourer ces personnes en situation de solitude du mieux possible qu’ils soient adhérents ou non. J’ai le souvenir de l’action volontaire sur ce point, du président de l’amicale de Nîmes lorsque j’étais PSO au 2e REI. Il lui est arrivé plusieurs fois de recevoir des appels d’hôpitaux pour des anciens aux portes de la vie et qui n’avaient rien si ce n’est d’avoir appartenu à l’institution durant quelques années. Le président se démenait alors comme le font tous nos présidents et leurs membres pour lui offrir le minimum de la décence dans sa fin de vie. Contrairement au cafard de nos anciens en activité qui les poussait parfois au suicide ce n’est pas le cas dans cette configuration, mais ils sombrent dans l’oubli et une solitude des plus morbide.

Tout cela doit nous convaincre du bien fondé de l’action de nos amicales qui tentent de diversifier leurs actions et activités, de la Légion d’active qui assite les blessés sur le long terme ou de certains de ses services comme le BALE.

Je termine là mes réflexions….

Major (er) Jean-Michel Houssin.

Sources :

-           Article du maj Houssin au sein du livre : 2°REI - 175 ans d'histoires d'hommes – 2014 – éditions Pierre de Taillac – P 135 à 137 ;

-           Journal l’Écho d’Alger – édition du 31/1/1917;

-           Jean-François Staszak, « « On n’est pas un bon légionnaire quand on n’a pas le cafard » : enjeux médicaux, culturels et politiques d’un sentiment géographique (1880-1930) », Carnets de géographes [En ligne], 9 | 2016, mis en ligne le 20 décembre 2016, -URL : http://journals.openedition.org/cdg/680 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdg.680

-           Wikipédia.

[1] Argot militaire désignant le bataillon d’Afrique.

[2] Médenine est laid, monotone, désespérant ! Ni montages ni dunes ! Rien qu’un vaste plateau crayeux, poussiéreux, sans cesse balayé par des vents écœurants de chaleur ; sans eau, sans arbres, avec une ville arabe extraordinaire qui est un véritable cauchemar. Toutes ses maisons sont faites de boue agglomérée (…). Et aucune vie, aucun mouvement, aucune couleur dans ces maisons. C’est que ce ne sont pas des habitations, ce ne sont que des greniers, des greniers dans lesquels la population nomade vient mettre en sécurité son blé. (…) Cette abondance de blé dans une ville sans habitants a engendré des cafards par milliers, par millions ; si bien que les premiers Français arrivés à Médenine en trouvèrent partout, dans leur assiette, dans leur lit, dans leurs vêtements. Il y avait de quoi attraper le cafard. Par la suite, on est parvenu à conjurer le cafard, la petite bête, mais l’autre cafard est resté, alimenté par l’éloignement et la laideur des choses (…) – L’Écho d’Alger (31/1/1917).

[3] Argot militaire désignant celui qui effectue son temps de service au bled en Afrique du Nord.

[4] Henry de Corta, lieutenant-colonel (1879-1932), Officier de Légion ayant servi au 2e RE, 1er RE, 4e REI et 5e REI, dans les confins marocains, en Champagne et au Tonkin où il meurt de maladie le 5 septembre 1932. Figure d’officier de légion, héros à plus d’un titre, il reste aussi dans la légende de la Légion, au même titre que Les trois mousquetaires, de l’épopée marocaine, les généraux Rollet, Nicolas et le colonel Maire.

[5] Militaire du rang ou sous-officier