Chaque année, à l'occasion des cérémonies du 11 novembre commémorant la fin de la Grande Guerre (1914-1918), on rend hommage au soldat inconnu. La désignation de ce combattant anonyme, exhumé d'un champ de bataille et aujourd'hui symbole d'unité nationale, a prêté à l'époque à de vives polémiques.
Le chagrin et la colère. Voilà les sentiments qui habitent les Français ce 24 octobre 1920. Le pays tout entier se sent humilié et trahi. Pour quelle raison ? Parce que l’Angleterre vient d’annoncer la prochaine inhumation d’un soldat inconnu dans la cathédrale de Westminster, le 11 novembre suivant, date anniversaire de l’armistice de 1918, afin de rendre hommage aux «Tommies» morts en France. A Paris, les réactions sont vives : «Et la France, que fera-telle ? Rien !» s’emporte le député de l’Oise André Paisant dans les colonnes du quotidien «Le Journal ». Le comble, c’est que l’idée d’honorer la mémoire des soldats tombés pendant la Grande Guerre, en offrant à l’un d’eux une sépulture dans un lieu symbolique, est née en France.
En 1916, en effet, François Simon, président du Souvenir français, une association fondée en 1887 pour entretenir la mémoire des morts de la guerre francoprussienne de 1870, a proposé le premier que l’on accueille les restes d’un poilu au Panthéon. «Cette inhumation d’un simple soldat sous ce dôme, où reposent tant de gloires et de génies, serait comme un symbole et plus, ce serait un hommage rendu à l’armée française tout entière», a-t-il déclaré. D’autres, comme Maurice Maunoury, député d’Eure-et-Loir, ou Georges Clémenceau, le président du Conseil, ont repris l’idée, mais ce n’est qu’un an et un jour après la fin des hostilités que la proposition de transférer le corps d’un combattant au Panthéon est revenue devant l’Assemblée, le 12 novembre 1919, où elle est adoptée à l’unanimité. Et c’est à partir de cette date que tout se complique. Car l’hommage prévu va alors donner lieu à de virulents affrontements idéologiques. La gauche et la droite s’opposent sur le lieu d’inhumation : lorsque les premiers souhaitent que le soldat repose près des «grands hommes» du Panthéon, la droite s’étouffe ! A ses yeux, le dôme, bâti au XVIIIe siècle pour abriter la châsse de sainte Geneviève, n’est qu’une église défroquée. Elle réclame, pour la glorieuse dépouille d’un combattant de la guerre, l’Arc de triomphe... mais ce symbole impérial révulse la gauche. Et les deux camps de s’accuser mutuellement de récupération politique.
Faute de consensus, le gouvernement propose une cote mal taillée : le 11 novembre 1920, on célébrera tout ensemble le 50e anniversaire de la IIIe République (qui aurait dû se fêter le 4 septembre), la victoire de 1918, et la récupération de l’Alsace et de la Lorraine. A cette occasion, le coeur de Gambetta, artisan de la défense en 1870-1871, sera transféré au Panthéon. Cette initiative paraît soudain bien timide, lorsqu’on apprend de quelle manière les Britanniques vont rendre hommage à leurs Tommies. Une campagne de presse, orchestrée notamment par «Le Journal» et «L’Intransigeant», réclame qu’à tout le moins, l’inhumation du coeur de Gambetta soit couplée à celle d’un soldat inconnu.
Des familles ont perdu jusqu’à quatre fils pendant la guerre
Pour l’opinion publique aussi, le choc est à la mesure du deuil. Dans de nombreuses familles françaises, on pleure un soldat sans avoir de tombe où se recueillir. Des centaines de milliers de combattants ont été déchiquetés par les armes modernes. Pulvérisés ou enterrés par un obus sans laisser la moindre trace. D’autres, tombés sous la mitraille, ou étouffés par les gaz, ont été ensevelis dans des fosses communes, et il est désormais impossible de les identifier. Pire parfois : leur cimetière improvisé a ensuite été labouré par les bombardements.
Jamais dans l’Histoire autant de parents n’ont eu à enterrer leurs enfants. Dans les mois qui suivent la guerre, des articles racontant le destin de familles ayant perdu trois ou quatre fils bouleversent le public. Des mères inconsolables deviennent le symbole de la douleur de toute la nation.
En octobre 1920, la presse attaque le gouvernement
André Paisant, le 1er novembre, va trouver Georges Leygues, président du Conseil, pour tenter de le convaincre de la nécessité de rendre hommage au sang versé et de prendre en compte cette immense douleur qui s’exprime partout dans le pays. Il s’entend répondre qu’il est trop tard pour organiser une cérémonie. On verra plus tard… Il ne va pourtant pas se passer vingt-quatre heures avant que le gouvernement, jusque-là sourd à toutes les suppliques, ne change d’avis et organise, dans l’urgence et la précipitation, une cérémonie en l’honneur du soldat inconnu. Les raisons de cet étonnant revirement ? Une histoire effroyable qui débute le 31 octobre. Ce jour-là, Binet-Valmer, ancien combattant et écrivain, proche du mouvement nationaliste de l’Action française, publie dans «Le Journal» une lettre ouverte au président de la République, Alexandre Millerand : «Je ne suis pas l’homme des menaces, et pourtant la colère ne sera pas toujours contenue.» Ce ne sont pas des paroles en l’air.
Dès le lendemain, le président Millerand – sans doute grâce à une indiscrétion du directeur du quotidien «L’Intransigeant», Léon Bailby, – apprend ce que projette Binet-Valmer : déterrer le cadavre d’un soldat, avec une équipe de légionnaires, et barrer la route aux cérémonies, le jour du transfert du coeur de Gambetta au Panthéon.
Un conseil des ministres extraordinaire est réuni, le 2 novembre, et propose, pour calmer les esprits et éviter le scandale, l’inhumation d’un soldat inconnu au Panthéon en même temps que le transfert du coeur de Gambetta. Le 8, les députés adoptent la loi relative «à la translation et à l’inhumation des restes d’un soldat français non identifié» et, dans la foulée, décident que le mort anonyme reposera sous l’Arc de Triomphe. Il ne reste alors que trois jours avant les cérémonies ! Les généraux des huit secteurs où se sont déroulés les combats les plus meurtriers (Artois, Champagne, Aisne, Flandres, Ile-de-France, Lorraine, Somme et Verdun) reçoivent l’ordre de «faire exhumer dans un endroit qui restera secret, le corps d’un militaire, dont l’identité comme française est certaine mais dont l’identité personnelle n’a pas pu être établie». Mission ô combien difficile : les ossements sont tellement confondus dans la glaise des champs de bataille qu’il est souvent impossible de différencier un soldat français d’un ennemi. Le 9 novembre 1920 pourtant, huit corps placés chacun dans un cercueil de chêne sont acheminés, en voiture, jusqu’à Verdun. Une galerie souterraine de la citadelle a été transformée pour l’occasion en chapelle ardente. Les murs ont été blanchis à la chaux. Les cercueils, alignés sur deux rangs, sont recouverts du drapeau tricolore et ornés de palmes funéraires en bronze. Des lampes électriques voilées de mauves et des cierges placés dans des douilles d’obus éclairent la scène. Une garde d’honneur, l’arme au pied, veille sur les huit bières qu’un peloton de soldats, jamais les mêmes, vient régulièrement changer de place.
Auguste Thin est un rescapé des combats de Champagne
Qui désignera le soldat inconnu ? Après avoir envisagé de confier cette lourde tâche à une veuve de guerre, un pupille de la Nation ou un officier méritant, c’est finalement un frère d’arme que l’on désigne. Un simple combattant. Le 10 novembre au matin, coup du sort, le premier sélectionné, un poilu d’origine de Fortde- France (Martinique), qui a combattu au Chemin des Dames et à Verdun, est hospitalisé victime de la typhoïde. Il faut lui trouver, à quelques heures de la cérémonie, un remplaçant. Un peu avant midi, le colonel Plande appelle Auguste Thin, une jeune recrue du 132e RI. Originaire de Port-en- Bessin (Calvados), ce commis épicier de 19 ans s’est engagé le 3 janvier 1918. Son père a été tué durant les combats du fort de Vaux. Le garçon, qui a encore trois mois de service à effectuer, est un des rares rescapés d’un régiment décimé en Champagne en 1918… L’officier lui explique ce qu’on attend de lui et l’envoie séance tenante chez le fourrier (le sous-officier chargé de l’intendance) pour recevoir un uniforme neuf. Quatre heures plus tard, très impressionné dans son costume, casqué, sanglé, Auguste Thin rejoint la garde d’honneur chargé de veiller les cercueils. André Maginot, ministre des Pensions, s’approche de lui et lui remet un bouquet d’oeillets blancs et rouges qu’il doit déposer sur un des catafalques : «Celui que vous choisirez sera le soldat inconnu, que le peuple de France accompagnera demain sous l’Arc de triomphe», lui dit-il. Une sonnerie aux morts retentit. Les tambours recouverts de crêpe roulent. Le soldat sent peser sur lui les regards des quelques personnes qui assistent à cette cérémonie parmi lesquelles on trouve, outre les officiels, des journalistes, une femme en grand deuil, le jeune Pierre Poirier, âgé de 16 ans, et son frère Maurice, 8 ans, deux enfants de Verdun qui sont parvenus à se faufiler jusque-là, ou encore l’écrivain et ancien combattant Roland Dorgelès, envoyé spécial du journal «L’Excelsior». Auguste Thin s’avance, le ministre André Maginot, l’évêque de Verdun, et le maire de la ville, sur ses talons. Un reporter présent raconte la scène ainsi : «Un silence écrase les poitrines. Anxieuse attente, le soldat, blême qu’il était, est devenu rouge et, la démarche raide, il a fait le tour des huit cercueils. Il a tourné une première fois très vite, sans s’arrêter, puis au second tour, brusquement, il a déposé son bouquet.» Comment a-t-il fait son choix ? Plus tard, Auguste Thin l’expliquera : «Après que j’eus fait le premier tour des cercueils, il me vint une pensée simple. J’appartiens au 6e corps. Mon régiment est le 132e. En additionnant ces chiffres (ndlr : le 1, le 3 et le 2), j’obtins le chiffre 6. Ma décision est prise, ce sera le 6e cercueil que je rencontrerai en partant de la droite que je choisirai.»
Le cercueil désigné est ensuite chargé sur les épaules d’un peloton. «Il ne pèse guère, le pauvre mort, s’émeut Dorgelès, mais il symbolise tant de douleur que je m’étonne de ne pas voir les porteurs fléchir sous la charge.» Installée sur l’affût d’un canon de 75, tirée par un attelage de chevaux, la dépouille traverse en silence les rues couvertes de neige en direction de la gare de Verdun. Auguste Thin et ses frères d’armes escortent le cortège funèbre au pas cadencé, le fusil sur l’épaule, jusqu’au train spécial pour Paris.
L’après-midi du 11 novembre 1920, après une étape au Panthéon, le cercueil du soldat inconnu, placé cette fois sur un canon de 155, remonte l’avenue des Champs-Elysées pour s’arrêter sous la voûte de l’Arc de triomphe. Après la bénédiction de l’archevêque de Paris, la foule est invitée à se recueillir. Au même moment, à Verdun, Auguste Thin assiste à l’inhumation des sept autres «soldats inconnus» au cimetière du Faubourg-Pavé (le monument est toujours visible...).
Une tombe est creusée sous la voûte de l’Arc de triomphe
Dans la capitale, les cérémonies s’achèvent vers 19 heures, le cercueil du soldat inconnu est installé dans une salle, au sein du pilier gauche de l’Arc de triomphe, en attendant que la tombe soit creusée sous la voûte. Un piquet d’honneur montera la garde nuit et jour. Creuser cette fosse n’est pas chose facile. En effet, lors de l’édification de l’Arc, il avait fallu beaucoup renforcer le sol pour supporter le poids de l’imposant édifice. Et ce n’est que le vendredi 28 janvier 1921, à 8 h 30 qu’à lieu l’inhumation définitive. Le cercueil, descendu de la chapelle ardente où il reposait depuis deux mois, est porté devant la fosse par des poilus du 1er régiment du génie.
«Ici repose un soldat français mort pour la France. 1914-1918»
Louis Barthou, ministre de la Guerre, visiblement très ému, dépose sur la bière un coussin de velours bleu sombre pourvu de la croix de guerre, de la médaille militaire et de la croix de la Légion d’honneur. «Au nom de la France, pieusement reconnaissante et unanime, je salue le Soldat Inconnu pour elle», dit-il. Un signe et le cercueil est descendu avec précaution dans le tombeau. «Vive la France !», crie Louis Barthou au moment où le cercueil disparaît de la vue. Puis on referme le caveau avec une plaque de granit sur laquelle sont gravés les mots suivants : «Ici repose un soldat français mort pour la France. 1914-1918»
Désormais, les armées ne défileront plus jamais sous l’Arc de triomphe. Symboliquement, cette tombe ferme la porte à la guerre, tel un écho à «la der des ders» comme l’ont surnommée, pleins d’espoir, les Français. Trois ans plus tard, le 11 novembre 1923, sur la «Marche funèbre» de Chopin, André Maginot, devenu ministre de la Guerre, allume la flamme qui doit brûler jour et nuit en mémoire du soldat inconnu. Désormais, comme l’a écrit Dorgelès, «ce sera l’enfant de tout un peuple en deuil et chaque mère pourra dire, s’inclinant sur la dalle : “C’est peut-être le mien…”»
SOURCE : GEO