"Première nuit de bled":
Première nuit de garde dans le bled ! Un camp de légionnaires en colonnes, les guitounes montées en lignes tout autour du camp derrière une murette en pierre sèche, au centre les cuisines, les bagages, les mulets.
J’étais « gradé de quart » ; trois fusées et le pistolet à signaux passés dans la ceinture, mon mousqueton armé, je faisais ma ronde le long de la murette percée de meurtrières. Tous les vingt pas dans un bastion en saillant une sentinelle veillait près d’un fusil-mitrailleur.
« Rien à signaler ?
- Rien à signaler, Caporal ! »
Le camp était monté sur un plateau rocheux. De la face occupée par la compagnie, une pente douce descendait jusqu’au lit sablonneux d’un oued à sec qui faisait un ruban pâle dans la plaine sombre. Au-delà une masse noire, la palmeraie. Des silhouettes dentelées de montagnes se découpaient au loin sur un ciel constellé d’étoiles brillantes jusque sur l’horizon. Un souffle de brise fraîche passait par moment, faisant claquer doucement un pan de toile de tente. Au « secteur » un mulet bousculait son voisin, un piétinement mou dans le sable, un cliquetis de chaîne…
J’attendais. Entendre tout-à-coup le cri d’une sentinelle, le claquement d’un coup de feu… Jamais en trois ans de bled, à moins d’être abruti de fatigue et de sommeil, je n’ai éprouvé d’ennui à la pensée d’être de quart. Peut-être quelque ancêtre ignoré m’a-t-il légué cette passion de la bataille, de l’embuscade, de guetter dans le silence et la nuit l’ennemi qui s’avance au couvert de l’ombre… Jamais je n’ai pris mon tour de quart sans le désir vague et angoissant d’une alerte, le hurlement « aux armes ! » répété par les guetteurs, la fusée illuminant l’ombre, la rumeur des hommes éveillés en sursaut qui s’appellent en se précipitant hors des guitounes, arrachant tout dans leur hâte, la première rafale de mitrailleuse déchirant l’air sonore de la nuit.
Les bandes étaient engagées dans les mitrailleuses, les chargeurs placés sur les fusils-mitrailleurs ; à chaque bastion six grenades amorcées attendaient posées sur leurs caisses ; les mousquetons attachés par la bretelle au poignet des sentinelles étaient armés. Un signe, un cri, et le fracas de la bataille se déchaînait. Je ne connaissais du baroud que les histoires entendues, j’attendais une initiative, et j’avais la sensation d’évènements déjà vus, d’actions presque familières. Tous ont plus ou moins éprouvé cela, conséquence de l’instruction sévère de la Légion.
La sentinelle m’appela. Dans l’oued une tache sombre bougeait, venait vers nous, des hommes qui ne se cachaient pas. Un coup de sifflet, un appel, c’était la patrouille de goumiers qui chaque nuit fouillait la palmeraie. De loin ils firent les signes de reconnaissance. Je laissai entrer.
« Rien ce soir ! » fit en passant devant moi le brigadier chef de patrouille.
Ce fut le seul incident de mon premier tour de quart. Un moment plus tard, mes deux heures finies, je relevai les sentinelles et allai appeler mon « suivant », sans que rien ne se soit passé.
J’assistai par la suite à des alertes de nuit ; je n’eus jamais l’occasion de donner l’alerte moi-même. Mais attendre l’escarmouche, écouter les nerfs tendus le moindre crissement de sable, le plus léger frôlement dans les cailloux, sentir le danger proche ou possible, c’est déjà vivre l’aventure.
Dressage:
En arrivant, comme tout caporal nouveau à la compagnie j’héritai de l’emploi de caporal muletier de section, que personne ne m’envia. Je devais m’occuper de tout ce qui touchait aux trente mulets de la 2ème section, où j’étais affecté. Je n’avais jamais vu que d’assez loin ces grandes bêtes, lunatiques et rébarbatives dit-on. Sans être pour si peu exempt d’aller travailler à la construction du poste comme les autres, je dus me mettre au courant de mon nouveau métier.
Le caporal de section, celui qui s’occupait de tout, recevait les ordres du chef de section et les faisait exécuter, était Leroux, un breton. Je jugeai normal de m’adresser à lui lorsque, dès le début, je fus pour la première fois en difficulté avec mon travail.
« C’est demain le fourrage ,
- Oui ! Tu ne viendras pas au chantier ; tu prendras deux hommes pour aller toucher l’orge des « brêles » de la section.
- Tu ne pourrais pas venir avec moi me donner un coup de main ?
- C’est toi le caporal muletier, hein ? Eh bien ! dém… toi ! » me répondit-il.
C’est sur ce ton que se lièrent nos relations.
Pendant les trois semaines qui suivirent, tout le séjour à Fezzou, jamais il ne fit un geste pour m’éviter un ennui. Il me laissa me débattre seul entre mes mulets et leurs muletiers, le fourrage, la ferrure, le harnachement, les tours d’abreuvoir et de garde d’écurie. Une seule fois, comme j’avais fait une bêtise et que je risquais d’être puni, il intervint, prit tout sur lui et me tira d’affaire.
Grâce à cela je fus capable de me débrouiller tout seul en partant de Fezzou. Au début j’avais été vexé de ce manque de charité ; je compris dès les premières étapes le service qu’il m’avait rendu. C’était bien moi qui commandais mon convoi, les hommes le savaient et tout marchait bien. J’étais à peu près au courant, pour avoir dû m’y mettre par force, de tout ce qui concernait mes mulets.
Les quelques mois que l’ancien resta là, je pus apprécier son dévouement pour ceux qui se trouvaient vraiment en difficulté, mais jamais je ne le vis s’attendrir à tort. Il marchait à son tour, même fatigué ou les pieds blessés, et quand il n’avait plus d’eau, il était inutile de lui en offrir, il décrétait qu’il n’avait pas soif. Aussi était-il excusable de se citer lui-même en exemple. Aux bleus qui se plaignaient de la fatigue, il contait en quelques mots cette aventure qui lui était arrivée :
« Quand je suis arrivé à la compagnie, elle était aux travaux de piste de berbatine, les plus sales travaux, le chantier le plus moche où elle ait jamais été. La première fois qu’on est rentré au poste, j’en avais tellement marre que j’ai essayé de me sauver sur un camion qui retournait à Béchar. J’ai été repris à Kénadza, et c’est un moghazeni qui m’a ramené, attaché par les mains derrière sa selle ; je me serais couché, il m’aurait traîné par terre, il a bien fallu que je suive ! J’ai fait les soixante-dix kilomètres en onze heures, sans une pause, et j’en suis pas mort. Alors tu peux faire ton étape ! Tu connais la devise de la Montée ? « Ca marche bessif ! »
Mais si quelqu’un était vraiment malade, incapable de suivre, au lieu de désigner un homme pour donner son mulet il cédait le sien et faisait trois heures à pied.
Ainsi après quelques années de bled les hommes étaient devenus durs et bons, d’une vraie bonté exemple de sensiblerie bavarde et qui ne s’attardait pas aux petits détails. Ils savaient rendre service quand il le fallait, et comprenaient qu’ils le faisaient en laissant les gens se tirer seuls d’affaire en certaines circonstances.
Plus tard, cabot de section à mon tour, j’eus mainte occasion d’être reconnaissant à l’ancien pour ses leçons. J’eus à dresser d’invraisemblables phénomènes qui, si l’on avait eu si peu que ce fût pitié d’eux, auraient exploité sans remords leurs quarante copains de la section.
Il y eut ainsi un type, qui devait s’appeler Reuter ou Reiter, je ne sais plus bien, qui nous fit marcher pendant une bonne semaine avec ses mines de martyr. Il était fatigué avant le départ de l’étape, et faisait en tout sur dix heures de marche deux heures à pied. Un jour qu’il était de corvée d’eau, je le crus vraiment fatigué et pour son tour de corvée en désignai un autre. Une heure plus tard je le trouvai dans les tamaris près de la source accouplé avec une mauresque. Je ne lui dis rien, je lui fis seulement signe que je l’avais vu. Vite j’allai prévenir le cuisinier, et à l’heure de la soupe celui-ci lui servit dans une gamelle sa ration de viande et ses légumes crus, mélangés avec le sucre, le sel, la graisse, le pain et le vin. Il ne lui manquait rien, il ne pouvait réclamer pour cela ; quant à l’étrange façon de lui servir sa ration, il eut l’esprit de ne pas s’en plaindre. Le lendemain à l’arrivée à l’étape il venait tout seul prendre sa place avec les hommes de corvée d’eau
Je marchais quatre mois sous les ordres de Leroux, qui fut ensuite rapatrié sur l’Algérie après deux séjours consécutifs, quatre ans dans le Sud. Ces quatre mois furent, pour ne pas dire la meilleure, une des meilleures leçons d’expérience de ma vie.
A suivre – « la Tribu »