Nous reprenons la chronique laotienne :
La chronique laotienne racontée par nos amis est celle d’un combat oublié mais aussi celle d’une guerre oubliée…
La guerre d’Indochine est la conséquence de l’état de faiblesse affichée en 1945 où, loin de la métropole française, coupés du soutien de la population, nos soldats ont eu un grand mérite de se battre pendant 9 ans. Commencée avec l’invasion du Japon de la Chine et du Vietnam et se termina par la bataille perdue de Dien Bien Phu.
Pour nos légionnaires, cette année 2024, 70 ans après la fin de cette guerre cruelle, commémorer l’Indochine est une manière de rendre honneur à nos soldats qui se sont battus pour des valeurs où se valorisaient l’honneur, le courage, la fidélité et la solidarité.
Célébrer ces vertus militaires c’est rendre hommage à ces hommes dont les combats furent oubliés par leur Mère Patrie à l’époque et bien moins qu’aujourd’hui…
Encore merci à nos amis pyur ce partage.
Bonne lecture, chapitre 3 :
24 janvier 2024
La découverte de cette petite ville m’étonne, mais pas mes coéquipiers qui vivent en Thaïlande ! Vers 4 heures 30 du matin je suis réveillé par un bruit sourd, répété avec une constance de métronome. J’apprends qu’il s’agit du gong du temple proche dont nous connaîtrons quelques moines au moment de l’aumône. Se substituant au gong, nous avons droit à un discours prononcé par une voix masculine monocorde qui délivre en laotien des messages sociétaux, politiques et sans doute de conditionnement de la population qui semble indifférente à cette harangue communiste. Aux premières lueurs de l’aube les étalages de marchandises de toute sorte gagnent les bords des rues. Nous y trouvons de tout. Beaux légumes frais arrachés à leur sol natal, des plats cuisinés, de l’outillage, des animaux, dont une espèce a retenu spécialement mon attention de gourmet : des rats séchés, des rats grillés… certains spécialistes au goût exquis s’en délecteraient. La visite du marché est, elle aussi très instructive : l’on vient de tuer un veau, là, à même le sol. Dépecé sur place il attire une clientèle humaine mais aussi canine et féline. Cela ne surprend personne hormis nous…
La « guesthouse » où nous séjournons est tout à fait correcte mais est, elle aussi, surprenante et pour cause… la douche se trouve à un demi-mètre de la cuvette des WC, à un mètre de la poubelle et du lavabo, c’est-à-dire que tout est inondé lors de sa mise en fonctionnement. Nous n’avons pu déterminer le but ou la raison du système. Est-ce pour que le client nettoie lui-même à grand eau la salle de bain ou par la pénurie de rideaux de douche dans le commerce local !
Nous cherchons où prendre un petit déjeuner mérité et nous nous arrêtons dans un estaminet aux contours mal définis et dans lequel la cuisine se trouve derrière une cloison à claire-voie.
Nous demandons du café, des omelettes, excellentes, et devons aller acheter le pain dans une échoppe de l’autre côté de la rue qui vend aussi des brochettes de fines tranches de bacon qui nous permettent de faire des sandwichs assez savoureux et nous changeant des propositions de rats grillés !
Petit déjeuner pris – j’ai dû me mettre au café et lait condensé car le thé ressemble fort à du gazon plongé dans de l’eau chaude - nous essayons de trouver un moyen de transport mais les taxis sont inexistants dans la bourgade. Jean Pierre, maître d’œuvre et logisticien avéré, négocie avec des motards mais nous abandonnons le projet car ils ne disposaient que de deux motos et les pistes à prendre seraient difficilement négociables avec ces engins. Soudain, à proximité d’une marchande de fruits, il avise une sorte de mini-camion. La marchande de fruits nous dit qu’il s’agit du camion de son mari. Qu’à cela ne tienne, enveloppé d’un nuage de fumée de cigare et deux quintes de toux, Jean-Pierre arrache l’affaire : camion et conducteur sont loués pour deux jours pour la modique somme d’un million cinq cent mil kip mais, pas d’affolement, cela ne représente que 67 euros!
Ainsi nous prenons la route en direction de Khouang Khouei. Lieu des combats de Cabaribère et naissance du grand talweg emprunté par lui pour échapper aux Viêts, laissant pour demain nos recherches à Kouang Khoua, pour trouver les points d’appui établis en avril 53.
Le second combat de Mouang Khoua
29 janvier 1954
Le 2e bataillon du 3e REI commandé par le commandant Cabaribère est donc à Mouang Khoua pour épauler le repli de la garnison. Le bataillon est engagé avec 3 compagnies de combat : 6e compagnie du lieutenant Riou (que nous avons connu au grade de colonel), 7e compagnie du capitaine Fonlupt, 8e compagnie du capitaine Gansard. La 5e compagnie est restée à Muong Xai distante de 80 kilomètres.
08 h 00
A la vacation de 08 h le commandant Cabaribère reçoit un message demandant d’envoyer à Kouong Khouei, au sud de Mouang Khoua, une compagnie qui fera office de bouchon au cours d’un repli ultérieur.
Dans l’après-midi il reçoit un autre message lui donnant l’ordre de détruite discrètement les installations et le matériel ne pouvant être emporté et de quitter Mouang Khoua le lendemain matin à 07 heures. Cabaribère interpréta ce message qui était chiffré, par : effectuer les destructions à 07 heures.
Le commandant Vaudrey afirmera plus tard que son message disait de quitter Mouang Khoua à 07 heures.
17 h 30
La 7e compagnie du capitaine Fontlup est à Kouang Khouei et rend compte de son installation sans incident.
30 janvier 1954
07 h 00
Début des destructions de matériel sur les trois points d’appui de Mouang Khoua. Ces opérations prennent plus de temps que prévu.
09 h 00
Un détachement aux ordres du capitaine Menigoz du 2e BCL, composé par la 8e compagnie du 3e REI du lieutenant Gansard, la 4e compagnie du 2e BCL du lieutenant Monroe et la compagnie de supplétifs de l’adjudant Colegiono, quitte Mouang Khoua pour Kouang Khouei.
12 h 00
Les destructions terminées, le détachement aux ordres du commandant Cabaribère quitte Mouang Khoua. Il comprend la 3e compagnie du 2e BCL du lieutenant Banlier, des éléments de la CCB et la 6e compagnie du 3e REI du lieutenant Riou. Il doit se renforcer au passage à Kouang Khouei avec la 7e compagnie du 3e REI dont la mission de recueil est alors terminée.
17 h 00
Le détachement Cabaribère atteint Kouang Khouei et s’y installe en hérisson pour la nuit. Le détachement du capitaine Menigoz a dépassé Kouang Khouei et a atteint Kouang Rip avec 3 heures d’avance sur le deuxième détachement.
18 h 00
Le commandant Vaudrey et le 5e Tabor ont fait liaison à Kouang Rip avec le détachement du capitaine Menigoz.
31 janvier 1954
07 h 30
Le détachement du commandant Cabaribère quitte Mouang Khouei dans l’ordre 3e compagnie du 2e BCL, 6e compagnie, personnel de la CCB et 7e compagnie.
08 h 15
Le détachement Menigoz quitte Kouang Rip après avoir laissé le commandant Vaudrey et le 5e Tabor partir une heure avant eux.
09 h 00
Les éclaireurs de la section de tête de la 3e compagnie du 2e BCL tombent nez à nez avec une section de réguliers Viêts qui marchent en direction de Mouang Khouei. Les Laotiens réagissent les premiers et ouvrent le feu abattant les 3 Viêts de tête.
L’ennemi riposte et après une demi-heure de combat le lieutenant Banlier rend compte de ce que son unité de feu est presque épuisée et le commandant le fait dépasser par la 6e compagnie.
Pendant ce temps l’ennemi s’est sans cesse renforcé et les sections Debret, Bondietete et Ducati qui sont déployées de part et d’autre de la piste, auront à repousser 4 assauts successifs au cours desquels l’ennemi laisse sur place une cinquantaine de tués et de l’armement. Du côté de la 6e compagnie il y a un tué, 6 disparus, dont le lieutenant Debret, et 12 blessés, plus 3 blessés à l’élément de la CCB.
L’ennemi peut remplacer ses pertes alors que la 6e compagnie déjà réduite à 80 légionnaires au départ de Mouang Khoua ressent durement la diminution qui représente le quart de son effectif dont 2 chefs de section. Elle sera renforcée par la 7e compagnie.
Les efforts conjugués de ces 2 compagnies n’arrivent pas à contraindre l’ennemi à décrocher, pas plus qu’à l’empêcher d’effectuer un mouvement d’encerclement.
Le détachement Menigoz alerté par le bruit du combat prévient le commandement du GNMK. Il reçoit l’ordre de rester sur place en écoute radio. Néanmoins Menigoz revient sur Kouang Rip et s’y installe.
09 h 50
A peine installé, le détachement Menigoz est attaqué par des unités Viêtminh utilisant des armes automatiques et des mortiers de 81. Dans ces conditions il ne peut mettre son C9 en station et la portée du poste SCR 300 ne permet pas la liaison avec Cabaribère.
11 h 00
Le commandant Cabaribère décide de revenir vers Kouang Khouei.
La 3e compagnie du 2e BCL chargée d’amorcer ce repli se heurte après 1 kilomètre à des unités Viêt déjà déployées. Le détachement est alors pris entre deux feux.
12 h 00
Les forces terrestres du Laos alertées sur le réseau sécurité, promettent un appui aérien pour 16 h 30.
14 h 00
Un Morane d’observation survole les zones des combats. L’observateur conseille au commandant Cabaribère de pousser vers le sud, en qualifiant de « pointe » les éléments Viêts au contact et avertit que le gros de l’ennemi arrive en venant du nord-est.
14 h 30
Le détachement Menigoz très affaibli et réduit à 2 compagnies – la compagnie de supplétifs ayant éclaté – est contraint au repli pour éviter l’encerclement complet. Déjà très éprouvées, elles arrivent à joindre l’arrière-garde du 5e Tabor, quand l’ennemi surgissant de nouveau en force, les attaque brutalement et réduit les survivants à éclater par petits éléments dans la brousse.
17 h 00
Après avoir vainement attendu l’appui aérien promis, le détachement Cabaribère évite d’être coupé en tronçons en faisant des petits replis successifs mais sans réussir, toutefois, à désengager le bouchon sud constitué par la 7e compagnie du capitaine Fontlupt.
N’attendant plus aucun secours extérieur, le commandant décide de se dégager vers l’ouest à travers la brousse, comptant sur la nuit proche pour utiliser un ravin et sortir ainsi de cette situation.
La 3e compagnie du 2e BCL relevée par 2 sections de la 7e compagnie est chargée d’ouvrir une piste, d’atteindre le ravin avant la nuit puis d’attendre, à la première coupure, le reste du détachement.
18 h 00
Les éléments de la CCB précédés par les blessés, déjà au nombre de 20, s’engagent à leur tour sur cette piste ainsi tracée et sont suivis par la 6e compagnie renforcée par les 2 sections restantes de la 7e compagnie et, sous les ordres du lieutenant Riou, remplira la mission d’arrière-garde.
19 h 00
Les derniers éléments talonnés par l’ennemi quittent la grande piste en s’efforçant d’effacer les traces d’entrée de la nouvelle, un layon en réalité.
Le lieutenant Baulier ne pourra pas remplir sa mission car pris sous le feu de tirs venant de la crête nord du ravin, choisit de continuer par la crête opposée croyant être suivi par le reste de la colonne. C’est ainsi que la CCB marchera toute la nuit et une partie de la matinée dans le ravin sans joindre le lieutenant Baulier.
1er février 1954
09 h 00
Les premiers coups de feu éclatent, l’ennemi s’est infiltré entre la tête de la colonne et l’arrière-garde. Le combat se déroule alors par unité constituée. La CCB prise à partie à partir des crêtes et pressée par une unité ennemie descendant derrière elle dans le ravin, est progressivement décimée.
La 6e compagnie se heurtant de front à une unité ennemie et talonnée par un autre élément Viêtminh ayant emprunté la piste de dégagement, n’a d’autre solution que de monter à son tour sur la crête sud. Ses sections se sacrifient l’une après l’autre jusqu’au 3 février à midi, après avoir essayé de marcher vers le sud-ouest.
Le lieutenant Riou légèrement blessé et 5 légionnaires rallient Muong Xai le 10 février.
A la suite de ces combats le bataillon est pratiquement anéanti. Seule la 5e compagnie du lieutenant Lahat qui ne faisait pas partie du groupement Cabaribère échappe à cette destruction. Néanmoins, envoyée de Muong Xai en direction de Muong La en recueil du 5e Tabor, elle aura également des pertes à déplorer.
Le total des pertes, y compris celles de la 5e compagnie s’élève à 228 légionnaires tués, disparus, prisonniers.
Quelques survivants rejoindront Muong Xai :
Le 6 février le lieutenant Gansard et 8 légionnaires,
Le 8 février le commandant Cabaribère qui, fait prisonnier le 3 février, parvient à s’évader,
Le 10 février le lieutenant Riou et 5 légionnaires.
Ce qui fait un total de 16 rescapés sur un effectifs de 325 au départ.
24 janvier 2024 toujours
La route suit, aux trois quarts, la rivière Pak Ou affluente de la Nam Ou elle-même affluente du Mékong. Soudain le conducteur quitte la piste principale et prend une route à droite en direction de Khouang Rip 7 km au sud de Khouang Kouei. Après quelques centaines de mètres nous arrivons dans un petit hameau dont les habitants festoient allègrement autour d’un événement que nous découvrons être le mariage de la fille du chef du village. Nous sommes accueillis avec force bière et petits verres d’alcool de riz. Dans cette joie générale nous dansons avec eux, buvons avec eux et mangeons avec eux. Certains nous proposent leur maison, nous resservent à manger et à boire… dans mon bol de soupe je vois deux boules de viande que mes camarades s’empressent d’identifier, après que j’ai mangé l’une d’elles, comme des testicules de chien ! En fait il s’agirait de morceaux d’estomac de porc grillé ! J’avais vu griller cet organe au barbecue à Mouang Khoua, mais… le doute subsiste !
Se pose maintenant la question de comment quitter ce village sans heurter les aimables villageois qui nous ont si généreusement accueillis. Jacky a une bonne idée. Sans rien dire à personne il est allé chercher une caisse de bière dans notre camion et l’a offerte, déclenchant une nouvelle allégresse générale mais de nouvelles libations nous accrochaient à nos tabourets. C’est Raoul qui a trouvé la bonne solution. Il s’est mis près du disc-jockey et a appelé le chef du village pour lui remettre une liasse de billets destinée au village ou à la mariée, on ne sait, mais sous les applaudissements nous avons pu rejoindre notre camion malgré quelques tentatives des natifs de nous redonner à boire.
La petite population nous a vu partir à regret et nous restions saisis par cette chaleureuse manifestation.
Revenus sur la route principale, nous avons enfin rejoint le point géographique qui marque l’entrée du grand talweg où Cabaribère a engagé ses unités. Nous l’avons déterminé grâce au Journal des Marches et Opérations, au rapport du commandant Cabaribère, aux cartes de l’armée américaine que nous a procurées Jean-Luc Martin par l’intermédiaire de notre ami Jean-Yves Gourin, et aux photos satellite. C’est à cet endroit précis que nous organisons une micro cérémonie en mémoire de nos anciens, morts et oubliés de tous.
Nous avons apporté nos bérets verts, Baillaud son béret rouge, Jacky son fanion des anciens combattants avec sa belle grenade dorée sur fond à nos couleurs ; une petite pancarte, montée sur deux bambous portait :
« En souvenir des 228 légionnaires tués et oubliés des combats de
Kouang Kouei
31 - 01 au 01- 02 - 54
Nord-Laos »
Puis, nous nous sommes mis au salut et commandé « Aux morts » pour observer une minute de silence qui s’est terminée par les notes du Boudin, enregistrées par Jean-Pierre sur son téléphone.
« Dormez dans la grandeur de votre sacrifice,
Dormez, que nul regret ne vienne vous hanter,
Dormez dans cette paix large et libératrice,
Où ma pensée en deuil ira vous visiter »