Il y a 41 ans, le 23 octobre 1983, avait lieu le terrible attentat du Drakkar au Liban. 58 parachutistes français perdirent la vie. Témoignage exceptionnel du père Yannick Lallemand, présent sur les lieux lors de cet attentat alors qu'il était aumônier militaire au 1er régiment de chasseurs parachutistes (1er RCP). Âgé aujourd'hui de 87 ans, le père Lallemand, issu d'une famille de militaires, fut ordonné prêtre en 1963 et devint aumônier militaire en 1970. Il servit dans plusieurs régiments prestigieux, c'est à ce titre qu'il sauta sur Kolwezi, en 1978, avec l'un de ses frères qui commandait une compagnie. En 1987, il quitta l'armée durant dix ans pour exercer son sacerdoce au Tchad auprès des populations locales, puis revint à l'aumônerie militaire pour servir en particulier au sein de la Légion étrangère jusqu'à son départ à la retraite en 2018. Insignes honneurs, il est fait, en 2018, « légionnaire d'honneur » en 2023, il porte la main en bois du capitaine Danjou lors de la cérémonie commémorative du combat de Camerone. Enfin, cette année, il a été élevé à la dignité de grand officier de la Légion d'honneur. C'est une grande figure de nos armées, et plus particulièrement de la Légion étrangère, qui livre aujourd'hui ses souvenirs, 41 ans après l'attentat de Drakkar.
« Depuis mon enfance, je connais bien cette phrase de l'Évangile : « Celui qui veut suivre le Christ doit aussi accepter de passer par la souffrance et de porter la Croix. » Cette Croix, depuis 41 ans, je la porte avec moi : ce sont mes 58 parachutistes morts pour la France au Liban, dans ce lâche et horrible attentat du poste Drakkar.
J'avais connu la guerre, des missions délicates comme celle de sauter sur l'ennemi, à Kolwezi, dans l'ex-Zaïre, avec 700 légionnaires : j'avais atterri sur un cadavre, le médecin m'avait confié le soin de nos cinq tués, j'étais au milieu des blessés... mais j'ai été aussi le témoin de ce que peut être le cœur des hommes, en voyant ces dizaines et dizaines de cadavres, à moitié mangés par les chiens... ce cœur capable d'autant d'atrocités !
Cinq ans plus tard, je suis à Beyrouth, remplaçant un jeune aumônier pour raison de santé. 2.000 jeunes parachutistes sont là, la France répondant à l'appel pressant du président Amine Gemayel : en effet, le pays vit, depuis huit ans, une grave guerre civile, il a besoin d'être aidé pour reconstruire la paix entre les diverses communautés, les différentes religions, les sensibilités opposées, car proches de pays étrangers qui sont loin de s'entendre !
Nous sommes là depuis un mois : l'ambiance à l'égard des petits Français se détériore : ils font trop bien leur travail, présents dans tous les quartiers de la ville, patrouillant jour et nuit ; ils empêchent les forces du mal de continuer leurs trafics, leur corruption, leurs profits de cette guerre civile...
Le dimanche 23 octobre 1983, à 6h05 du matin, une double explosion réveille la capitale : la première contre les Américains (241 tués), la seconde, trois minutes après, l'attentat contre le poste Drakkar. J'arrive aussitôt avec le général : c'est la désolation... le brouillard, quelques flammèches, l'odeur de gravats, le silence devant ce tas de débris d'un bâtiment de huit étages... Voilà ma croix... implacable, inarrêtable, jusque dans l'Éternité de Dieu !
Quel sentiment d'impuissance ! Ils sont là, en dessous, mes « petits » paras, avec leurs cadres... nous avions sauté ensemble, lors de leur brevet à Pau, nous avions marché dans les Landes, dans les Pyrénées, couru l'habituel semi-marathon du régiment.
Avant notre départ, nous avions avancé la fête de saint Michel, patron des parachutistes : avec eux, nous avions chanté la prière du para : « Mon Dieu, donne-moi la tourmente, la souffrance... donne-moi l'ardeur au combat, la force et le courage. » Armés de nos petites pelles, nous réussirons à extraire des plaques de béton douze camarades plus ou moins blessés, mais ils sont là ! Les autres appellent, ils souffrent... Que leur dire, je suis leur aumônier, je suis la seule voix qu'ils connaissent ! Ce que je vis ne s'apprend pas au séminaire : je demande à l'Esprit de conseil de m'éclairer ! Je ne peux me résoudre à leur dire la vérité : que la plupart vont mourir ! Alors j'essaie de les rassurer, de les encourager : « Nous sommes là, on est avec vous, les secours arrivent, tenez bon ! C'est moi, le padre, je reste avec vous... »
Oui, pendant quatre jours et quatre nuits, je reste près d'eux, dormant par terre à proximité, priant et pleurant mes « gamins ».
Le cinquième jour, les gros engins sont arrivés, j'ai revu les corps de mes jeunes sans vie, défigurés... eux qui n'étaient que sourires et joie de vivre ! La croix, quelle tristesse !
Les cercueils furent rassemblés sous une tente, j'étais à proximité : chaque nuit, je me relevais pour rejoindre mes « petits » paras, relisant leur prénom en pleurant, les revoyant pleins de vie avec leurs camarades. Ce fut leur départ pour la France. Comme à chaque enterrement, l'ultime parole était la mienne, celle du prêtre : parole de reconnaissance, parole d'espérance. « Ce que vous avez fait aux plus petits d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait ! »
Je ne les ai pas accompagnés, je suis resté sur cette terre bénie, foulée par les pas de Jésus ; la mission n'était pas terminée !
Depuis quarante ans, les familles, les blessés, les rescapés se rassemblent pour une journée du souvenir afin d'honorer ces parachutistes morts pour la France, leur dire notre MERCI pour ce sang versé, pour prier pour eux autour de la tombe de l'un ou l'autre : il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis, les Libanais en ce moment... et pour les autres !
La vie continue, la foi nous aide à avancer, à être des semeurs de paix, des « soldats de la paix » comme l'ont été ces 72 parachutistes et 2 marins qui nous ont quittés au cours de ces quatre mois de mission.
C'est à Anglet, cette année, qu'a lieu notre journée du souvenir et de prières ».
Père Yannick Lallemand.